Les réseaux sociaux sont des places publiques privées
Régulièrement pris à partie pour avoir contribué à répandre des messages fautifs ou des propos abjects, Facebook annonce pratiquement chaque mois son intention de revoir ses façons de faire. Les questionnements sur les plateformes de réseaux sociaux se multiplient. Qu’il s’agisse des politiques de modération des propos affichés ou des politiques de reprise des informations initialement produites par des médias d’information, on s’interroge sur les balises régissant ce que peuvent faire — ou ne pas faire — les médias sociaux.
Les plateformes comme Google ou Facebook sont devenues les places publiques de notre époque. Ce sont des infrastructures désormais critiques dans la circulation publique de la parole et des images. Mais ces ressources ont un statut d’espace privé. Elles sont libres de « modérer » à leur guise les images et les textes, mais elles ne sont pas a priori responsables de ce qui est affiché sur leurs sites. Elles peuvent autoriser le « partage » de contenus produits par d’autres, mais, en principe, ne répondent pas des errements ou faussetés qui pourraient s’y trouver. Environnements devenus essentiels pour les échanges et les débats, ce sont pourtant des espaces privés, dotés de la faculté d’exclure à leur guise !
Un régime de non-responsabilité
Les plateformes de réseaux sociaux se sont développées d’abord aux États-Unis. Leur essor a été facilité par une loi très protectrice pour les intermédiaires tels les moteurs de recherche ou les sites qui hébergent des contenus. La législation sur Internet adoptée dans la décennie 90 reflétait un large consensus en faveur d’un régime juridique qui ne transformerait pas les plateformes en super-délateurs ou super-censeurs. Les tribunaux américains ont appliqué la loi de manière à conférer une immunité aux sites, dès lors que le contenu émane de tiers.
Le développement fulgurant de Facebook et des autres réseaux sociaux s’explique d’ailleurs en partie par le statut juridique très favorable qui leur est réservé par la loi américaine. Ce statut leur confère une faculté d’intervenir ou non sur les contenus qui se retrouvent sur leurs sites sans par ailleurs avoir à assumer la responsabilité des propos qu’ils décident de laisser en place. Il est vrai qu’une approche moins protectrice de ces plateformes est appliquée en Europe et au Québec. Elles peuvent y être responsables du matériel mis en ligne par autrui sur leurs sites, mais uniquement lorsqu’elles ont connaissance du caractère illicite du propos.
Au total, les réseaux sociaux bénéficient d’un régime de responsabilité comportant peu d’incitations à promouvoir la qualité de l’information. À l’origine, on tenait pour acquis que ces intermédiaires n’avaient pas la possibilité de détecter a priori les contenus contrevenant aux lois mis en ligne par leurs usagers et qu’il était injuste de les en tenir responsables. De nos jours, plusieurs estiment que les outils analytiques si puissants capables de cibler les publicités pourraient être utilisés afin de détecter et de supprimer le matériel faux, trompeur, haineux ou harcelant.
Censure privée
Mais si on devait revoir leur statut juridique de manière à rendre les réseaux sociaux trop facilement responsables des propos des internautes, il est prévisible qu’ils chercheraient à limiter le caractère risqué de leurs activités. Car si une plateforme est responsable de tout ce qui se passe dans son environnement, elle sera incitée à censurer au préalable plusieurs types de messages, y compris des messages inoffensifs, de crainte de devoir répondre à de possibles poursuites judiciaires. Les plateformes pourraient être tentées de surveiller plus intensément les informations que s’échangent les internautes et de censurer à leur guise les propos et images mis en ligne par les usagers. En clair, transformer les plateformes de réseaux sociaux en éditeurs obligés aux mêmes devoirs que les journaux et autres médias d’information paraît irréaliste et surtout incompatible avec leur rôle de véritables places publiques.
Mais de plus en plus, on se rend compte que cette fonction de place publique désormais tenue par les réseaux sociaux où peuvent circuler des propos venant de toute part requiert un cadre plus cohérent. On ne pourra longtemps tolérer le régime d’irresponsabilité des réseaux sociaux pour les propos diffusés sur leurs sites qui prévaut actuellement. Surtout si ce régime leur ménage en même temps la liberté d’imposer de la censure sélective selon leurs « normes de communauté ». Il faut des processus plus transparents. Les pratiques de modération et de contrôle de l’information des réseaux sociaux ne sauraient relever uniquement des politiques commerciales destinées à maximiser la valeur pour leurs actionnaires. Ce sont désormais des places publiques qui doivent fonctionner de façon plus transparente.