Heures et malheurs

L’homme d’affaires François Lambert, connu pour le feu de ses propos à l’émission de télévision Dans l’oeil du dragon, déplore le vol chez lui de trois montres de grand prix. Une valeur « de plus de 65 000 $ », selon ce qu’il clame à la une du Journal de Montréal. « Même davantage au niveau sentimental », ajoute-t-il.

François Lambert possédait, dit-il, une montre Blancpain, modèle Fifty Fathoms. Sur le site spécialisé Chrono24, elle est cotée autour de 14 000 $. Il possédait aussi une Romain Jérome Titanic-DNA Steampunk Red, qui comprend quelques fragments du célèbre paquebot coulé en 1912 : environ 21 500 $ chez le même expert. Finalement, son poignet accueillait une Girard Perregaux Richeville, une tocante plus modeste : environ 2500 $. Un total de 38 000 $. Beaucoup, mais moins a priori que ce qu’affirme l’homme d’affaires, sauf erreur sur les modèles. Sans compter bien entendu l’inestimable, « au niveau sentimental ».

La montre, ce garde-temps, semble devenue le garde du corps obligé d’un statut social. Être à l’heure du monde, si l’on en juge par l’orgie de publicités que produisent les fabricants de montres chic, consiste désormais à pouvoir porter au poignet son argent métamorphosé en aiguilles animées par un mouvement perpétuel.

En défendant le fait que son ami le président Nicolas Sarkozy arborait lui aussi une montre de grand prix, le richissime publicitaire français Jacques Séguéla avait affirmé que « si, à 50 ans, on n’a pas une Rolex, c’est qu’on a quand même raté sa vie ». Raillé pour cette déclaration, il avait dû s’expliquer. Il raconta alors que la montre de luxe constitue un rêve suprême, un objet culte, rien de moins que l’aspiration légitime de tout être humain. Tout le monde peut avoir une Rolex, précisa Jacques Séguéla, en ajoutant que « même si on est clochard, on peut arriver à mettre 1500 euros de côté ».

Lors de la dernière campagne présidentielle française, le candidat de la droite François Fillon aimait lui aussi beaucoup les montres qui se voient. Il dut confirmer au Canard enchaîné en avoir reçu trois en cadeau de la part de fabricants : une Rebellion Predator (24 000 $), une Zenith El Primero Stratos Flyback (9000 $), une I MT (22 000 $). D’où vient, pour ces barons du pouvoir, cet intérêt pour les montres en tant que signe manifeste de leur position sociale ?

Le temps, à une époque reculée, ce fut d’abord les calendriers lunaires, puis les calendriers solaires. L’invention de l’horloge permit de découper ce temps de façon à mieux pouvoir le scander. À partir de la révolution industrielle, les horloges accompagnent le travail de façon étroite. À la fin du XIXe siècle, le réveille-matin apparaît indispensable pour répondre à l’horaire de travail. La maîtrise de l’argent est d’abord une maîtrise du temps : celui des ouvriers. Le temps est devenu le principal terme de l’équation de l’argent.

Le travail est soumis au rythme imposé par les aiguilles. C’est la montre qui contrôle le rendement horaire. Aussi la belle montre à gousset puis la montre-bracelet raffinée sont-elles d’abord des attributs des industriels, des bourgeois, des propriétaires.

Au XIXe siècle, l’ouvrier qui veut s’acheter une montre afin de devenir en quelque sorte le propre contrôleur de ses journées doit travailler l’équivalent de 20 à 30 jours. Quand, en 1937, l’écrivain André Malraux visite Montréal pour recueillir des dons pour les républicains espagnols qui se battent contre le régime fasciste de Franco, un ouvrier canadien-français lui offre sa montre de poche, sa seule fortune.

L’intériorisation de l’importance du temps dans le monde ouvrier s’est faite progressivement. On doit à Benjamin Franklin, un des pères du capitalisme américain, cette prescription célèbre maintes fois répétée : « Le temps, c’est de l’argent ». Maîtriser le temps, ce sera maîtriser le travail, celui des ouvriers, et ainsi être capable de prélever sur celui-ci des bénéfices. La montre est ainsi devenue un fétiche du capitalisme.

Comme d’autres, François Lambert baigne dans cet esprit du temps-argent dont la montre est un symbole tout-puissant. Pressé, il dit qu’il a tout donné aux policiers « pour qu’ils puissent pogner un crotté rapidement ». Il se demande pourquoi la police ne s’est pas précipitée chez le suspect qu’il montre du doigt puisqu’« ils n’ont qu’à aller chercher ses données cellulaires et ils vont voir qu’il était là ». Il n’a pas de temps à perdre : « J’ai simplement envie de récupérer mes affaires volées le plus rapidement possible. » Si bien que, tout pressé qu’il est, François Lambert en vient à cracher du feu sans gêne, à la une d’un grand quotidien, parce qu’une dizaine de journées se sont écoulées depuis que la police s’est saisie de son histoire de vol dans sa maison d’Outremont.

Un tel homme plaide sans cesse en faveur du laisser-faire, favorable qu’il est à un système économique qu’il envisage telle la jungle. Mais il trouve paradoxalement insupportable que la société ne fasse pas de la récupération de ses biens de luxe privés une priorité publique. Dix jours d’attente lui pèsent comme des années qu’il est prêt à bulldozer.

Selon la place qu’on s’accorde dans la société, le temps se vit apparemment bien différemment. Bienvenue à l’heure du monde ordinaire, Monsieur Lambert.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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