Heureux comme les pierres

C’est pareil chaque année. Comme le retour des oies blanches au printemps ou l’exode des monarques à la fin de l’été. Le début de janvier sonne le retour des résolutions et des promesses de meilleures habitudes de vie, le cruel rappel de celles déchues empilées dans un recoin de notre bonne conscience. Aux premiers jours de l’année, réseaux sociaux et médias soulignent au porte-voix cette manie saisonnière en nous mitraillant de topos de type « Spécial détox » ou avec l’éternel « Reprenez le contrôle de votre vie ».
Caricatural, le phénomène est symptomatique d’une époque obsédée par la recherche d’un équilibre que la plupart des gens ne trouvent plus. Dans ce monde monomaniaque obnubilé par le temps — une denrée si rare qu’on ne sait plus en perdre —, nous sommes devenus des équilibristes à temps plein, des courtiers d’instants arrachés à la trotteuse.
Du coup, découvrir le travail de Michael Grab est une sorte d’antidote à notre univers chronométré à la seconde, un immense pied de nez décoché à la cadence infernale du monde moderne.
Interviewé lors d’un transit entre deux continents, Michael Grab, artiste et photographe canadien maintenant installé au Colorado, est un « balanceur de pierres ». Un « rock balancer », comme on dit du côté de Denver. Un drôle d’animal qui a trouvé son propre ballant en créant des structures improbables, hissant au rang d’art l’empilage de cailloux.
Avant même de connaître l’existence de l’expression « rock balancing », Grab avait déjà fait de son obsession pour les pierres un mode de vie.
« J’ai commencé à m’intéresser aux roches après avoir passé beaucoup de temps dans une crique au Colorado. Pour moi, c’était comme une plage. Je me suis mis spontanément à poser des pierres les unes sur les autres. C’est plus tard que j’ai réalisé que d’autres gens s’appliquaient à faire ça, ailleurs sur la planète. »
Comme un Petit Poucet, Grab laisse partout derrière lui les traces géologiques de son passage et de son affection toute minérale. Ni ingénieur ni artiste, le funambule n’assimile pourtant pas son travail à l’art, mais plutôt à une forme de méditation et de contemplation de la nature. Pour arriver à créer ces structures éphémères, Michael peut passer des heures à trier ses trouvailles, à en étudier finement le relief, à les imbriquer les unes dans les autres pour défier la gravité, l’espace d’une respiration.
C’est l’effet thérapeutique plus que l’art qui a eu ce pouvoir d’attraction sur moi. Pour moi, c’est comme une version libre du Lego. On appelle ça du “rock balancing”, mais c’est avant tout une expression éphémère, une sorte de land art.
D’une pierre deux coups
« C’est l’effet thérapeutique plus que l’art qui a eu ce pouvoir d’attraction sur moi. Pour moi, c’est comme une version libre du Lego. On appelle ça du “rock balancing”, mais c’est avant tout une expression éphémère, une sorte de land art », explique le chasseur de galets.
Pour monter ces tours de Pise, Michael Grab peut égrener des journées complètes, chevilles ancrées sous l’eau, à retourner chaque pierre, à ausculter les surfaces pour déceler les minuscules points de contact qui serviront de « colle invisible » à ses trophées de pierres.
« Chaque roche a l’air de reposer sur un point d’équilibre, mais il existe en fait toutes sortes de petites anfractuosités sur la surface d’une roche qui permettent d’y accrocher d’autres pierres. Il faut trouver ces failles, que j’appelle des tripodes et qui forment un trio de points d’appui minuscules, pour permettre à une roche de tenir en équilibre. Plus les failles sont petites, plus l’aspect est surréel », jubile-t-il.
Heureux Sisyphe
Jouer, respirer, apprendre, combattre le stress : l’équilibriste ne se voit pas comme un Sisyphe, condamné à l’éternel recommencement, mais compare plutôt sa pratique à un art de vivre lui permettant de se fondre dans l’instant présent. Il n’y a pas anguille sous roche dans ce modèle de zénitude ni de caillou dans le soulier. Seulement le goût d’un corps à corps constant avec sa propre patience, un état d’être qui ne colle pas avec l’air de notre temps. « Le travail avec la matière en milieu naturel est très imprévisible, tout peut tomber en quelques secondes, à cause d’un coup de vent. C’est ce qui me fascine. »

Michael Grab peut engloutir une journée complète dans l’échafaudage d’une pièce. Mais engloutir n’est pas le juste mot pour celui qui y voit plutôt une façon d’investir chaque parcelle d’infinité en jonglant avec la matière brute.
« Quand je retourne chez moi dans le Colorado, je retourne à ma crique. Je peux y passer une semaine à faire et défaire des montages pour trouver la forme et la lumière parfaites, le moment idéal pour faire une photo », dit-il. Combien de nuits passées à attendre un lever de lune ou la lumière rasante du soleil levant sur le quartz ?
Pierre philosophale
Même si la partie visible de ses monticules insolites est celle qu’il immortalise en un clic, c’est le long sentier pour défier l’attraction terrestre qui fait vibrer ce chasseur de silex. Plus que les monolithes, ce contemplatif trouve son satori dans la dissolution des barrières qui le séparent de la nature. Dans la vague qui vient lécher la pierre, la rosée qui vient poser ses perles sur la rondeur du granit. Un rond dans l’eau ou le tourbillon d’un ruisseau apportent la touche finale à ses tableaux de roc.
« Il m’arrive de travailler la nuit pour obtenir un montage parfait au lever du soleil. »
Sa quête de l’éphémère lui a permis de parcourir le globe, en quête de nouveaux cailloux à dompter. Récemment passé par les Rocheuses pour façonner quelques pièces du côté de Lake Louise, le « balanceur » poursuit son safari à la recherche de formations géologiques inspirantes. « Le paysage est très important dans ce que je fais. Je suis attiré vers les coins du monde où les paysages sont différents, où la lumière est unique. J’aime beaucoup la rencontre de la statique des roches avec la fluidité de l’eau. Sur le plan visuel, dit-il, c’est ce qui est le plus intéressant. »

Grab confie avoir un faible pour les rochers du Costa Rica, de la Nouvelle-Zélande, de l’Islande, là où l’eau et la lumière se marient aux pierres crachées par les volcans. Plus qu’un photographe équilibriste, Michael Grab s’est déjà exécuté devant des foules au gré de performances éphémères données sur la muraille de Chine.
Jeter un caillou dans la mare
Depuis que les images de ses créations spontanées circulent sur les réseaux sociaux, de plus en plus de gens s’improvisent sculpteurs de pierres et laissent de petits témoignages de leur passage au détour d’un torrent, le long des plages, au sommet des montagnes. Un bref retour à l’âge de pierre. Histoire de marquer une petite victoire sur le temps.
Pour suspendre le temps quelques minutes avec Michael Grab.