Ah mes aïeux!

Georgette (106 ans) et Berthe (103 ans) Godreau: «On mange du yogourt tous les jours, matin et soir. Je sais ben pas si c’est ça qui nous garde vivantes!»
Photo: Justine Latour Georgette (106 ans) et Berthe (103 ans) Godreau: «On mange du yogourt tous les jours, matin et soir. Je sais ben pas si c’est ça qui nous garde vivantes!»

Je devais avoir sept ou huit ans lorsque la fascination du « bon vieux temps » s’est emparée de moi pour me faire danser un set carré avec le diable. J’avais la certitude que mon grand-père Alban était un redoutable conteur qui s’éteindrait avec un scénario à jamais révolu, entre les Filles de Caleb d’Arlette Cousture et Babine de Fred Pellerin. Tous les samedis soir, je revenais à la charge pour qu’il puise au fond de sa mémoire, qu’il laisse sourdre les souvenirs un à un, magnifiés ou usés par le temps, un gin-tonic (son r’mède) à la main.

La patrimonieuse pratiquante que je suis pressentait que cette histoire-là, portée par la tradition orale, était en péril. Une histoire de peu de mots, ponctuée de silences, de camps de bûcherons, de combines en laine mouillée, de gros gin, de doigts gourds, de grippe espagnole, de cretons gras et de bines odorantes, de survie contre les éléments. « La vie, c’est un combat, ma petite », répétait Alban, né en 1909 à Cap-des-Rosiers et vaincu au champ de bataille de l’usure, 96 ans plus tard, un peu de gin-tonic sur les lèvres en guise d’au revoir.

En Afrique, on dit qu’un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. Pour Alban, c’était Le survenant, Le sorcier de l’Isle d’Anticosti, Trente arpents, Un homme et son péché. Pas qu’il les ait lus, non, mais il aurait pu être un des leurs.

J’ai retrouvé Alban et tous ses contemporains, nés au début du XXe siècle, dans le fabuleux livre de portraits Vivre cent ans signé et illustré par les soeurs Justine Latour et Marie Noëlle Blais, 32 et 36 ans, génération Y. Elles se sont entichées de leur grand-mère, d’abord, puis ont décidé de faire parler une douzaine d’ancêtres qui avaient le tic-tac, le branlant et toute leur tête pour raconter.

 

Ainsi, l’insoumise Claire Sigouin, qui vit seule et conduit toujours sa voiture à 102 ans, s’enfile de l’huile d’olive et du citron chaque matin et une petite larme de brandy pour « brûler » les microbes. La vieille dame a « tartiné son pain avec de la misère » plus souvent qu’à son tour, surtout durant la Grande Dépression. À l’époque, on s’accrochait à la foi, aujourd’hui on s’agrippe à l’espoir. Les deux finissent par nous tuer, remarquez.

N’empêche, l’espérance de vie (encore l’espoir) ne cesse d’augmenter et on prévoit que le nombre de centenaires triplera d’ici dix ans dans un Québec où le pouvoir gris s’impose, passant de 1757 (2016) à 5271. « Nous, on trouvait qu’il y avait urgence de les immortaliser, qu’ils laissent une trace », me disent les deux soeurs Latour-Blais, attendries et fascinées par le quatrième âge.

Plus libres qu’à 20 ans

Cette génération d’avant-guerre a retrouvé, avec les années, une liberté de parole et de geste qui lui faisait cruellement défaut. Elle ne craint plus les curés, fait mentir les docteurs et les pronostics de démence, a survécu aux modes et semble avoir conservé une certaine candeur aux antipodes du cynisme en vogue. « J’ai laissé les pilules dans la pharmacie pis j’ai confié ma santé à une bouteille de St-Rémy, dit Claire. Mais juste un petit verre ! »

Les soeurs Latour-Blais cherchaient l’élixir qui nous permet de vivre 100 ans ; elles ont trouvé pour chaque personnage une phrase magique qui permet de traverser la journée. « Cela a un côté apaisant, ça aide à relativiser nos gros tracas sur l’échelle d’une vie », constate Marie Noëlle.

Madeleine Rousseau, 102 ans au compteur, leur a confié qu’elle vivait la plus belle tranche de sa vie depuis 20 ans, dans sa résidence, en phase avec une liberté nouvelle, le plaisir de vivre sans inquiétudes ni stress. Cette génération a connu le confort tardif, les femmes ont dû se battre pour obtenir le droit de vote, et l’accès à la contraception est arrivé trop tard pour elles. Les hommes devaient subvenir aux besoins de leurs grosses familles, on pensait peu à soi, beaucoup à son prochain. « Si j’ai un conseil à donner à un jeune de 20 ans, c’est d’être généreux, de pas juste penser à soi-même. Y a juste ça pour rendre heureux », souligne Conrad Gilbert, l’horloger de 101 ans dont les aiguilles de la montre ne se sont pas encore arrêtées sur ce siècle individualiste.

Dans le cimetière, on a un lot que j’avais acheté y a longtemps passé, avec la famille. Pis moi, y avait marqué 1916-19--, mais là va falloir qu’ils effacent ça et qu’ils mettent deux mille quelque, quand je vais mourir.

 

Jeter ses choux gras

Ils ont vécu les changements radicaux du XXe siècle sur le terrain de la réalité, assisté à toutes sortes de libérations, tranquilles ou non, ont peu fréquenté l’école, connu la guerre, les privations, le sacrifice, le neuf avec du vieux et même le vieux avec du vieux, et pourtant, notre époque leur tourne le dos, ne s’intéresse pas à leur contribution.

À l’heure où les scientifiques nous prédisent la fin d’un monde avant le crépuscule, ils ont vécu à la débrouille, dans la simplicité involontaire, sans jamais gaspiller, en usant d’ingéniosité pour arriver à survivre dans un pays de givre. La solidarité y était pour beaucoup. On se retroussait les manches et on se serrait les coudes.

Justine, la photographe, et Marie Noëlle, la libraire, ont déjà quelque chose en commun avec l’ancien temps. Elles vivent en famille avec le chum de Justine et leur fils d’un an. Elles espèrent, comme les soeurs Berthe et Georgette, comme Claire et sa soeur Aurore, terminer leurs jours ensemble, bercées par leurs souvenirs communs.

« Moi, ça m’a donné envie de vivre jusqu’à cent ans. J’ai hâte d’être vieille », lance Marie Noëlle, que ces rencontres ont ragaillardie. Dans les sillons des rides, dans la résilience des dos voûtés, au-delà des raideurs du corps, la sagesse s’est tapie, confirmant l’adage : si jeunesse savait, si vieillesse pouvait…

« C’est un patrimoine vivant, insiste Justine. Mais ils se sentent comme s’ils ne servaient à rien. Personne ne les écoute ; ils nous l’ont dit. Ils étaient ravis qu’on s’intéresse à eux. Avec notre obsession de la productivité, nous les avons négligés. Nous, on espère donner envie aux jeunes de se tourner vers les générations antérieures, car nous serons tous perdants. Ils nous enseignent comment aborder la vie. »

Le seul regret de ces vieilles âmes est probablement d’avoir été enterrées bien vivantes, 30 ans avant le temps.

Il attend et il fonce

L’album photo Jacques Nadeau 2017 est sorti cette semaine. Je l’ai dévoré des yeux, page après page, y retrouvant certaines photos de nos reportages ensemble, mais aussi un paquet d’inédits. J’ai adoré les explications de Jacques Nadeau sur le temps qu’il passe à attendre « la » photo, en suivant son instinct et son regard de lynx. Un diaporama magnifique de la société québécoise et de l’année qui se termine, assorti des textes de Mélanie Loisel. J’ai l’honneur de préfacer l’ouvrage, mais c’est à titre d’amie de l’auteur que je vous incite à aller le rencontrer samedi de 12 h à 14 h au Salon du livre de Montréal. Stand 517 chez Fides. 

Souri en visionnant cette vidéo de Claire Sigouin qui nous la présente avec sa « dégaine d’ado » de 102 ans, selon les auteures de Vivre cent ans. Elle y parle de ses amis dans la vie et sur Facebook… Les deux auteures seront au Salon du livre de Montréal pour des dédicaces dimanche de 12 h à 13 h au stand 117 (Marchand de feuilles).

Apprécié le livre La vie intégrale. Vivre 100 ans en santé et heureux, un collectif de scientifiques, médecin et avocat, le tout préfacé par un oncologue, un psychiatre et un chercheur, tous épris de santé holistique et de médecine intégrative. Cet ouvrage fabriqué au Québec s’appuie sur une quantité impressionnante d’études qui mettent l’accent sur notre mode de vie et la prévention. Nutrition, jeûne, sport, hygiène, stress, émotions positives, sommeil, on s’intéresse au corps dans son milieu de vie et non pas en morceaux. Au chapitre du bilan de santé, le bouquin demeure plus conventionnel et on ne réinvente pas la roue (notamment sur les rendez-vous annuels avec le médecin et les traitements pour le diabète ou cancer), mais c’est en amont que leur approche est un peu plus novatrice et s’éloigne de la pharmaco-industrie. Quand on sait que l’espérance de vie « en santé » est de dix ans moins longue que l’espérance de vie tout court, cet ouvrage s’avère un excellent investissement. Sur la page FB du livre, on donne une clé par jour pour vivre en santé durant tout le mois de novembre.

Aimé le témoignage de ce proche aidant, Jean-Guy Moreau, au TJ d’ICI Radio-Canada le 9 novembre dernier. Il s’occupe avec beaucoup d’abnégation de ses deux parents « placés » dans deux établissements de soins différents pour cause d’échelons d’évaluation de 14 profils Iso-SMAF. Déjà, rien que ça, on devrait hurler et s’assurer que ceux qui désirent être ensemble le soient. Les considérations administratives pointilleuses n’ont pas leur place et ce reportage nous fait réaliser à quel point nous avons délégué le soin de nos vieux à l’État, sans égards aux liens, au passé et au respect d’une vie.



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