La peur a fait son chemin, mais les résistances aussi

Dans les bureaucraties à Washington existe une ligne fine, parfois dangereuse, entre le respect des décrets présidentiels et la protection des citoyens (on se souvient dès 1969 des manoeuvres dilatoires des conseillers de Nixon pour éviter les dérapages d’un président impulsif et le bombardement de Pyongyang ou Damas… déjà). Dans les campus, les universitaires sont prudents, parce que la sacro-sainte indépendance universitaire a fait long feu. Dans leurs salles de classe, les « Dreamers » ont peur : arrivés enfants, leur pays, c’est les États-Unis. Là, ils y usent leurs fonds de culotte pour obtenir un diplôme. Mais ils craignent de se retrouver, demain, sans autre chose que leurs vêtements sur le dos, dans un centre de détention sciemment climatisé à 18 °C, moins de deux repas par jour et un aller simple pour l’exil. Pendant ce temps, à la maison, les enfants savent que si papa et maman ne sont pas là ce soir en rentrant, il faudra aller chez tía ou la voisine, car c’est elle qui s’occupera d’eux, désormais.

Dans la rue, dit un sondage PerryUndem, la peur devant la perspective de voir une frange raciste plus audible encore fait partie du quotidien de 45 % d’Afro-Américains et conduit 82 % de ces parents à s’assurer que leurs enfants connaissent la conduite à tenir quand on est Noir face à un policier.

La peur, car la rhétorique violente au sommet de l’État a changé la donne, facilitant la collaboration, dans son sens vichyste. Celle qui légitime l’éviction de locuteurs arabes d’un avion sans autre motif que la langue qu’ils parlent. Celle qui mène des agents à suivre l’ambulance d’une fillette sans visa jusqu’au bloc opératoire pour l’incarcérer au sortir de sa chirurgie. Celle qui conduit les autorités fédérales, au mépris d’une décision de justice, à tout faire pour empêcher une mineure non documentée de se faire avorter. C’est la « banalité du mal », cette propension qu’ont des gens ordinaires, parfois parents, avec une hypothèque, une voiture et un chien, à arrêter, à expulser, à dépouiller l’Autre de sa dignité, puis à rentrer chez eux le soir, comme d’habitude. Partout, cette peur. Insidieuse. Parce qu’il y a des armes dans la rue. Parce qu’il y a des délateurs. Parce qu’il y a des tortionnaires ordinaires.

Mais il y a aussi la résistance. Elle est d’abord symbolique avec John Lewis, héros des droits civiques, le jour de l’assermentation. Elle s’est musclée avec le mouvement des femmes : depuis hier, la Women’s Convention se réunit à Detroit et assure la pérennité du mouvement.

Ce sont aussi les démarches de l’American Civil Liberties Union, qui porte devant les tribunaux les procédures discriminatoires, le Southern Poverty Law Center, qui recense les actes haineux. Ce sont les millénariaux qui, selon un sondage GenForward, s’investissent très majoritairement dans la politique. Ou Black Lives Matter, qui s’implique dans les élections municipales à Saint Louis. Cette résistance c’est celle de Colin Kaepernick, encore seul sur le banc des chômeurs, même si des équipes entières ont choisi de mettre un genou à terre. Ce sont les héros de Standing Rock sur lesquels s’arc-boutent les Tohono O’Odham face au projet de mur frontalier en Arizona.

C’est aussi ce vent d’ouest qui porte les jeunes démocrates de l’État sanctuaire de Californie (De Léon, Steyer, Newsom, Garcetti, Sanchez, Harris) à aiguillonner la vieille génération des Feinstein et Pelosi. Ou encore la Resistance School, créée à Harvard par des étudiants pour former des militants influents. Il y a aussi l’Indivisible Movement, fondé par d’anciens assistants parlementaires avec la diffusion d’un guide du labyrinthe décisionnel à Washington, désormais fort de 6000 chapitres à travers le pays. Et des mouvements à travers le pays pour reconquérir les législatures (Sister District) ou la Chambre des représentants (Swing Left).

Si le parallèle qu’établissent les professeures Deckman et Skocpol entre cette constellation possible de volontés de droite comme de gauche pour faire rempart aux errements autoritaires du président et ce qu’était le Tea Party en 2009 prend tout son sens, il lui reste à capter un espace et une voix unique. Or le parti de l’âne — héraut quasi évident puisque, selon le Pew Research Center, une grande partie de la majorité silencieuse a des inclinaisons démocrates — persistait il y a huit jours lors de sa dernière rencontre nationale à Las Vegas à regarder dans le rétroviseur. De son côté, le Parti républicain souffre du syndrome de Munich et préfère l’apaisement à la guerre avec le gouvernement en place, sacrifiant au passage des sénateurs modérés comme Corker et Flake, qui ne se représenteront pas en 2018.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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