Les abus de pouvoir et leurs lois
Le bâtonnier du Québec constatait la semaine dernière que la « vague d’allégations d’agressions sexuelles qui se multiplient sur les réseaux sociaux […] traduit le “manque de souplesse” du système de justice et illustre l’urgence de procéder à des changements de fond pour mieux aider les victimes ». Le constat est brutal, mais salutaire. Les lois étatiques et le système judiciaire n’ont plus le monopole de la prise en charge de conflits comme ceux qui résultent des « inconduites » sexuelles et autres abus de pouvoir. La disponibilité des environnements en ligne crée des conditions qui réduisent les risques de la prise de parole par les victimes. Cela change les rapports de force.
Selon les lois, une victime de comportement sexuel harcelant ou d’agression doit porter plainte. Sans plainte, personne ne s’estime tenu d’agir ! Si la plaignante est écoutée ou crue, il faudra des mois, voire des années avant que le système mis en place sur le plan pénal ou celui des lois sur le travail livre un début de résultat.
Or, il y a d’autres solutions pour les victimes. Elles peuvent dénoncer en ligne, là où les risques paraissent minimisés. Le processus judiciaire civil — les poursuites en diffamation — souvent brandi en pareils cas pour inhiber les dénonciateurs est lui aussi très lent. Le résultat net de cette mésadaptation de nos lois aux enjeux des comportements abusifs est de laisser traîner dans l’espace public des affirmations qui seront « peut-être » trouvées valides par un juge dans plusieurs années ! Un système judiciaire dysfonctionnel, c’est ça : impraticable pour les victimes, destructeur pour les accusés !
Évidemment, lorsque les révélations empruntent la voie des médias, la « présomption d’innocence » des accusés d’abus en prend un coup. C’est ce qui se produit lorsque le système judiciaire ne parvient pas à livrer des réponses pertinentes. Face au déferlement de dénonciations, ceux qui s’émeuvent du recul de la présomption d’innocence ne peuvent plus se confiner à une vision formaliste des lois. Exiger que les victimes passent par les « voies officielles » pour dénoncer ou obtenir quelque réconfort ne répond pas efficacement aux abus de pouvoir. Jadis, il fallait servilement subir ; désormais, d’autres systèmes normatifs sont en position de déclasser le système judiciaire.
S’ils ne répondent pas adéquatement aux demandes de solutions pratiques dans des espaces temporels raisonnables, les processus institués par les lois peuvent être court-circuités. Voilà le type d’uberisation qui guette le système judiciaire et le milieu juridique s’ils persistent à ignorer que, dans la société de l’information, les lois étatiques sont concurrencées par d’autres normativités perçues comme plus efficaces aux yeux de ceux qui souffrent.
Accroître les risques des harceleurs
Les possibilités inédites de libérer la parole augmentent les risques de ceux qui font fi de leurs obligations d’assurer un environnement de travail ou des interactions exempts de harcèlement. C’est maintenant clair : un bon gestionnaire doit penser « avant » aux conséquences impitoyables des sanctions résultant de l’indignation populaire. Il ne suffit plus de crier à la présomption d’innocence pour faire taire les victimes.
Il faut commencer par prendre au sérieux les exigences pourtant inscrites dans les lois depuis longtemps en matière de harcèlement. Si les entreprises désormais fragilisées par l’ouragan engendré par les révélations sur la conduite de leurs dirigeants avaient accordé quelque attention à la mise en place de politiques assurant le respect des lois contre le harcèlement, elles auraient pu se protéger du cataclysme engendré par ces révélations qui les mettent au bord de l’effondrement. Elles auraient mis en place des alertes et de la discipline interne afin de couper court aux power trips de certains dirigeants.
Pour les entreprises construites autour d’une seule personne, que faire ? Cela pose la question de la mise à niveau du cadre juridique pour les environnements de travail « 2.0 », ceux à l’égard desquels les obligations d’ériger des garde-fous contre ceux qui abusent de leur pouvoir sont moins explicites.
Dans une société qui tolère la multiplication des emplois précaires et les vulnérabilités qui en découlent, les autorités doivent faire plus qu’inviter les victimes à « dénoncer ». Elles doivent adapter les mécanismes destinés à sanctionner les abus de pouvoir aux conditions qui prévalent désormais, notamment dans des milieux de travail de plus en plus éclatés. La multiplication des modèles d’affaires où foisonne le « travail autonome » comporte son lot de risques de situations inédites d’abus. Équiper nos sociétés pour faire face à ces nouvelles conditions exige de prendre au sérieux le droit de vivre dans un milieu exempt de harcèlement.