La goutte d’eau en trop
Plus de 300 municipalités estiment raisonnable d’accentuer leurs mesures de protection de l’eau potable parce que le gouvernement Couillard entend permettre à des compagnies pétrolières de forer lacs et rivières, même si leurs chantiers se trouvent près de secteurs résidentiels, d’écoles ou de parcs. Mais selon le gouvernement, les mesures actuelles de protection de l’eau suffisent largement et les municipalités n’ont pas à s’inquiéter… Et c’est au beau milieu de cet affolement sur l’avenir de l’eau au Québec que la Commission de l’écofiscalité du Canada est apparue pour faire valoir qu’il serait judicieux désormais de facturer l’usage des robinets !
Tout est aujourd’hui revêtu de ce préfixe en vogue : « éco ». C’est un prêt-à-porter de la pensée si commun qu’on en perd parfois le sens tant il est utilisé pour faire danser toutes sortes d’idées sur la place publique. Ici, « éco » renvoie moins à écologie qu’à économie. On trouve en effet dans cette Commission de l’écofiscalité du Canada un économiste en chef de la Banque TD, un ancien gouverneur de la Banque centrale, l’économiste en chef du Conference Board et une brochette épicée de spécialistes en fiscalité des entreprises.
Ladite commission, qui se dit neutre, entend « se mettre au service des décideurs sans égard à leurs tendances politiques, à tous les ordres de gouvernement ». Mais que peut bien vouloir dire aujourd’hui pareille déclaration de neutralité, dans un monde social où tout est engagé envers le seul parti dominant, celui de l’argent, ce grand parti pour lequel militent au fond toujours ces gens, peu importe l’étiquette politique qui recouvre la surface ?
En 2009, Montréal consommait deux fois plus d’eau par habitant que la moyenne des autres grandes villes, soit 978 litres par personne par jour, estime ce think tank. Selon des données de la Ville, toutefois, la consommation serait plutôt de 225 litres par citoyen. Sans compter qu’au Canada, les deux tiers de la consommation d’eau sont imputables aux entreprises. Il faut aussi souligner que l’aqueduc de Montréal s’avère très vieux.
La consommation d’eau par habitant à Montréal a tout de même chuté de 26,5 % depuis 2001, c’est-à-dire en gros depuis que le problème des fuites d’eau est devenu absolument criant. En 2011 encore, Montréal perdait toujours 40 % de son eau en raison de fuites innombrables.
Des années de détournement du bien public à des fins privées ont contribué à transformer ce réseau en passoire. À l’évidence, ce ne sont donc pas les mauvaises habitudes individuelles de consommation de l’eau qui sont la cause de ce gâchis.
En 2007, la firme GÉNiaux avait obtenu à Montréal un contrat pour l’installation et la gestion de 30 000 compteurs d’eau, pour la modique somme de 355,8 millions répartis sur 25 ans. C’est Le Devoir qui avait signalé des cas d’abus et de collusion dans cette attribution. En 2009, le vérificateur général de la Ville avait déposé au conseil municipal un rapport montrant que le mandat initial d’attribution des contrats de compteurs d’eau avait à ce point été changé qu’on n’en reconnaissait plus la nature. Embourbée dans pareilles histoires, Montréal avait finalement été condamnée à payer 10,9 millions pour des compteurs jamais installés !
Cette affaire avait inspiré un monologue désopilant aux Zapartistes. Un personnage en quête de projets d’affaires affirmait qu’il avait l’intention de créer lui aussi sa propre entreprise « de non-installation de compteurs d’eau ». Selon ses calculs, « même en tenant compte du non-versement des non-salaires de mes non-employés qui feront la non-installation », il y avait là une marge de profit intéressante à réaliser…
En Europe, on ne compte plus les histoires de malversation liées à la facturation de ces molécules qui, pour vivre, nous sont aussi nécessaires que l’air. Heureusement, la docilité et la patience des masses ont parfois des limites. En 2013, en Irlande, l’instauration d’une taxe sur l’usage de l’eau avait déclenché des émeutes populaires.
Ce faux idéal du laisser-faire sur lequel misent les puissants pour faire de l’argent, c’est précisément l’esprit qui sous-tend aussi l’affaire Netflix. Force est de constater que nous avançons sur les chemins de la régression, avec la bénédiction de ceux qui sont chargés d’empêcher de telles déroutes.
Pour donner des airs de victoires à pareille déconvenue sociale, la ministre Mélanie Joly a eu recours, comme dans toutes les affaires tordues du genre, à une langue hallucinée riche de sophismes et d’autres insultes à l’intelligence. La ministre affirme que l’entreprise aura certainement à coeur l’intérêt du français au Canada, sachant que « Netflix est très au courant que les meilleurs réalisateurs, présentement, à Hollywood, sont Jean-Marc Vallée, Xavier Dolan et Denis Villeneuve ». Au royaume des films américains, à en croire la ministre, on aurait soudain, comme par enchantement, le souci du français. Devant une aussi pitoyable béquille de l’esprit, on se rend compte que, même en laissant tomber leurs culottes, ces gens ne perdent pas pour autant l’arrogance de se péter les bretelles au nom de l’enthousiasme mensonger de leur sentiment national. Ils n’en abandonnent pas moins les dernières barrières de la décence envers l’intérêt commun.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.