Le soleil aveuglant de l’ouragan
Sur la petite planète du tourisme mondialisé, les limites du drame d’Irma se sont vite réduites aux seules dimensions de la nationalité des voyageurs.
Qu’est-ce qui arrive avec ces malheureux ? Leurs hôtels sont-ils vraiment sécuritaires en cas d’ouragan ? Quel rôle les compagnies d’aviation ont-elles à jouer dans le rapatriement des vacanciers ? Pourquoi le gouvernement tarde-t-il à envoyer par exemple une frégate de l’armée ? C’est là, en gros, le coeur de questions autour duquel on a tourné bien vite en rond, ici comme ailleurs.
Ces questions soulèvent en quelque sorte le voile sur les apparences dont nous recouvrons d’ordinaire le fait de partir se prélasser au soleil au nom de vacances « bien méritées ». Dans ce rapport que nous entretenons désormais avec ces voyages formatés, très peu d’attention est consentie en vérité à la situation des pays ainsi parasités.
L’affliction existe dans un drame pareil, mais elle est d’abord reportée sur soi. « La compagnie m’a dit que je ne pourrais pas repartir avant lundi », affirme une femme exaspérée, mais à qui tout de même il n’est rien arrivé de grave. Elle part sur les ailes de sa carte de crédit tandis que ses hôtes, eux, resteront là, éternels oubliés de cette course au soleil qui les laisse dans l’ombre.
Qui se soucie d’ordinaire du sort des populations d’Antigua-et-Barbuda, d’Anguilla, des îles Vierges, des Bahamas, de l’île de Saint-Martin, de Porto Rico, de Saint-Barthélemy, de la République dominicaine, de Cuba, en somme de ce long chapelet d’îles des Antilles ? Que savons-nous d’ailleurs de ces sociétés ? Même dans un pays comme la Guadeloupe, il faut parfois attendre des décennies avant qu’on daigne seulement parler librement de répressions sanglantes des années 1960. Presque rien ne filtre de là, faute d’attention consacrée à autre chose qu’au soleil éblouissant.
Le touriste reprend souvent sans s’en rendre compte des postures du colonialiste d’autrefois. Ainsi, pour parler de la condition locale, il ne semble jamais gêné que ce soit lui qui prenne la parole en quasi-exclusivité. Le témoignage typique du touriste montre d’ailleurs à quel point ses références sont d’ordinaire déracinées. Même dans le malheur, il se trouve là en état d’apesanteur, au nom de son seul bonheur.
Dans ce vaste pays indifférencié des plages ensoleillées, tout est affaire d’analogies avec l’enfer ou le paradis, selon la météo du moment. On nage ainsi constamment dans le merveilleux monde des cieux. Ce qui donne, en temps de crise, des commentaires totalement coupés de l’expérience historique locale. On entend soudain, en cas de crise aux pays du soleil, des commentaires qui confinent à l’habituel paradis déréalisé de la plage : « On a l’impression d’être dans une guerre », « C’est Hiroshima », « C’est un cauchemar ». C’est l’autre face de la médaille du paradis dont on se gratifie.
À Haïti, la perle déjà bien craquelée des Antilles, une large partie de la population ignorait jusqu’au fait qu’une tempête aussi importante allait s’abattre sur elle. Ainsi, m’expliquait une travailleuse humanitaire, les autorités municipales haïtiennes n’ont commencé à réagir qu’à la veille de la déferlante supposée d’Irma. On a alors recommandé à la population de stocker des vivres. Mais dans quel supermarché la population était-elle censée se rendre pour en trouver, elle qui est déjà privée de tout ? Dire après coup qu’Haïti a été à peu près épargné a quelque chose de grossier au suprême degré sachant que sa population vit en quelque sorte au milieu d’un ouragan permanent.
Irma battait encore son plein dans les Caraïbes que déjà les yeux étaient presque tous tournés vers les États-Unis. Dans une suite infinie d’entrevues, on pleurait donc par anticipation à la seule idée de voir que le Grand Palais américain se trouverait bientôt quelque peu endommagé, comme si les Antilles étaient au fond sans importance.
Il est l’heure de se reposer au soleil, a décrété pour vous la société. La notion même de vacances telle que nous l’envisageons désormais a quelque chose de profondément anxiogène : c’est maintenant, entre telle date et telle autre, que vous avez l’obligation de souffler, à condition bien sûr de vous étouffer au préalable à force de travailler pour tout rembourser.
Cette exigence de vacances sous le soleil se fait de plus en plus oppressante. Pour que cette perspective de repos programmé puisse se réaliser, elle écrase volontiers la nature et les socié?té?s humaines, tout en travestissant l’esprit même des voyages où les paysages et les gens deviennent de simples décors interchangeables.
Les congés payés, gagnés au prix de dures luttes, ont été vécus à raison comme une libération. Mais l’effet pervers de ce modèle, propulsé sans cesse plus en avant depuis 1945, est aussi d’effacer toute trace de lucidité quant à notre rapport touristique aux espaces que nous nous approprions désormais au nom de notre seul bonheur personnel. Devant l’industrie des vacances au soleil, Rodolphe Christin avait publié un petit livre, Manuel de l’anti-tourisme, qui vient justement d’être réédité. Il dit : « L’un des paradoxes du tourisme d’aujourd’hui est de tuer ce dont il vit. »
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.