L’heure sacrée du lunch
Soixante minutes, c’est le luxe que les travailleurs ont sur l’heure du midi pour décrocher avant de replonger dans le boulot. Cette pause est de plus en plus optionnelle pour bien des employés, et ils ont bien plus à perdre à la passer en solo dans leur cubicule qu’ils le pensent. Et si on se réappropriait l’heure du lunch ?
Dans l’entreprise médiatique où travaillait Maxime, l’heure du lunch était déprimante au possible. Sous la menace constante de voir leur poste aboli, les employés ne se parlaient plus et mangeaient seuls à leur bureau.
Puis, Maxime s’est trouvé un nouveau boulot. Il a eu tout un choc en voyant ses nouveaux collègues et même les cadres réunis à la même table pour manger leur lunch et jaser, loin des écrans. « Si je n’avais pas vécu ça, j’aurais pensé que l’heure du lunch était en voie de disparition ! » confie celui qui milite secrètement pour que les travailleurs passent cette heure de répit dans la collectivité plutôt que devant leur poste de travail, comme le font actuellement 39 % des Canadiens, selon une récente étude de l’Université Dalhousie en Nouvelle-Écosse.
C’est déjà mieux que les Américains, dont les deux tiers ont adopté le « sad desk lunch », ce « lunch triste devant son clavier ». Que ce soit une salade faite avec la verdure la plus vivifiante en ville ou un reste de poisson pané mangé à même le papier d’aluminium, ce que ce lunch a surtout de tristou, c’est qu’il est un symptôme de la culture du présentéisme. Bien des gens préfèrent rester scotchés sur leur chaise ergonomique de peur de perdre leur travail ou de ne pas avoir l’air d’un employé modèle.
Un moment déterminé (et déterminant)
Pour s’assurer de continuer à recevoir sa paie aux deux semaines, c’est un prix cher à payer. « On sous-estime littéralement l’importance qu’a l’heure du lunch, déclare très sérieusement Steven H. Appelbaum, professeur à l’École de gestion John-Molson de l’Université Concordia, intéressé par les questions de comportements organisationnels. En nous isolant, nous n’apprenons pas à entrer en relation avec les autres. Sans compter que les gens qui restent assis et seuls devant leur écran voient augmenter les probabilités de développer des maladies liées au stress. Si on ne prend pas cette pause pour se lever, se changer les idées, brûler des calories, cela devient vite un mode de vie. Sans compter qu’on offre gratuitement à sa compagnie une heure de travail ! » Combiné au fait que notre clavier d’ordinateur peut compter plus de bactéries que notre siège de toilette, voilà des arguments assez béton pour vouloir tirer le maximum de plaisir de ces minutes bénies.

Le concept de l’heure du lunch est arrivé en même temps que la révolution industrielle. « En Nouvelle-France, lorsqu’ils avaient faim, les Premières Nations et les premiers colons ne prenaient pas d’“heure de dîner”, raconte Sarah Hood, membre du Conseil des historiens culinaires du Canada. Ils prenaient une bouchée une fois qu’ils avaient fini de chasser ou qu’ils avaient faim. Ce n’est qu’au XIXe siècle que ce concept est apparu, alors que les normes de travail se sont mises à imposer aux ouvriers des pauses au temps déterminé. »
Cela dit, l’habitude d’engloutir ses penne pollo Michelina’s en solo devant son clavier ne date pas de la dernière éclipse solaire ; elle marche main dans la main avec l’émergence de la restauration rapide et de ces autres collations énergétiques. Le site d’urbanisme CityLab note d’ailleurs qu’au début du siècle dernier, les travailleurs s’isolaient déjà pendant le lunch afin de fuir la clameur de leur milieu de travail.
Mais les habitudes alimentaires des Canadiens ont bien changé. Dans son étude, l’équipe de Sylvain Charlebois de l’Université de Dalhousie a noté que les gens sont de plus en plus à la course. « On le voit vraiment, que notre style de vie influe sur notre façon de consommer de la nourriture », dit le professeur Charlebois à La Presse canadienne.
Manger en famille
Ce n’est pas anodin que les entreprises organisent de temps à autre des potlucks et des repas entre les employés pour les occasions spéciales, comme les départs à la retraite. « Partager un repas est très important. S’il y a une relation amicale entre les employés, toute l’entreprise en bénéficie, note également la journaliste intéressée aux questions sur l’alimentation Sarah Hood. S’ouvrir aux autres est un besoin de base, et lorsqu’on s’assoit ensemble, on partage sa vie. À l’heure du lunch, on ne parle pas de date de tombée, de clients ou de calendrier trimestriels ; on prend le temps de s’informer sur la pratique de hockey du fils de la comptable, par exemple. Il est impossible d’avancer socialement si on reste seul dans son coin. » Sans compter que ce temps pris à socialiser nous rappelle que l’on travaille avec de vrais humains.
Des entreprises multiplient les initiatives pour assurer le bien-être de leurs employés et pour qu’ils profitent de ce temps pour prendre soin d’eux en offrant des cours de yoga, de cardio dans le parc, en organisant des parties de ballon-chasseur, en accueillant des chefs en résidence, en aménageant une terrasse. D’autres, plus radicales, forcent leurs troupes à s’aérer l’esprit en refusant catégoriquement de les voir flâner dans leur cubicule entre 12 h et 13 h. À défaut de tout ça, le seul fait de sortir manger son panini dans le stationnement est déjà une excellente habitude.
Chose certaine, Maxime est convaincu que la dynamique des employés à l’heure du lunch à son nouvel emploi a favorisé son intégration. « Si ça n’aide pas, on peut sûrement se demander si on a vraiment envie de travailler là. Une pause de dîner qui ne se passe pas bien, je verrais ça comme un drapeau rouge. » Et il n’a pas tout à fait tort.
« En s’asseyant à la table avec les autres, on perçoit ce qui se trame dans l’entreprise. C’est là qu’on peut voir si les employés ne se sentent pas à l’aise et s’ils ressentent de la pression à retourner au boulot. S’ils ne te semblent pas à l’aise, tu ne le seras pas non plus et tu vas sentir que ce n’est peut-être pas un endroit pour toi, explique le professeur Appelbaum. Tu choisis une famille de travail après tout ! »
À la soupe !

Sur la centaine de membres travaillant dans les secteurs de l’innovation culturelle, sociale et urbaine, un noyau dur d’une quinzaine de travailleurs prend part à ce dîner improvisé quelques minutes avant midi. À midi, les volontaires affluent autour de l’îlot de Temps libre et cuisinent un potluck improvisé. Ça ressemble un peu à un épisode de Top chef, sans les remarques pas fines des juges et sans machine à crème glacée — n’empêche que, lors de notre passage, Simon, l’un des membres, finissait de fignoler un gâteau à la confiture et enfournait un carré d’agneau.
Ceux qui ne savent pas ou n’ont pas le temps de cuisiner contribuent en mettant de l’argent dans la petite caisse, en faisant la vaisselle, ou en partageant le lunch qu’ils ont apporté. Ce midi-là, huit personnes se partageaient un abondant festin pour quinze : en plus du dessert et de l’agneau, il s’est mijoté quatre salades, des empanadas et un cari végé — « Ça tu vois, c’est le plat de trop. Y a toujours un plat de trop », lance Ariane Careau, coordonnatrice de la coop Temps libre Mile End devant l’abondance sur la table — servi avec du kombucha maison (évidemment). Qu’est-ce que ce temps qu’ils prennent pour cuisiner en groupe a changé pour eux ?
« Puisqu’on improvise sans livre de recettes, on apprend à cuisiner sans filet et on développe de nouvelles aptitudes en regardant les autres », a constaté Simon, qui participe aux midis depuis quelques années. Il admet du bout des lèvres que la réussite n’est pas toujours assurée, mais ce midi-là, c’est digne du resto. « Ça nous amène aussi à être plus créatifs. »
Pendant le repas, ils ont l’air d’une belle gang d’amis qu’on croiserait lors d’un pique-nique, qui jasent autant d’appropriation de l’espace public que de comment ne pas faire exploser son kombucha maison. De quoi se changer l’esprit et revenir plus efficaces lorsqu’ils retournent à leur ordinateur.
« Il faut toutefois être prudent avec les dîners communautaires, lance l’une des membres. Des fois, ça peut devenir une tactique d’évitement pour ne pas te mettre au travail ! »
Mais ça, c’est un tout autre problème.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.