Voyage dans l’antitourisme

L’été rime avec exode, avec ce moment où l’on troque son fuseau horaire pour un autre, et ses pénates pour un courant d’air. Qu’on mette le cap sur une plage ou sur le fond des bois, les vacances sonnent le retour des grandes migrations, de plus en plus lointaines. Maintenant que les vols à bas prix ont placé les antipodes à portée de portefeuille, les vacances sont souvent devenues une incitation au voyage. Tous touristes ?
Pas moins d’un milliard de voyageurs seront montés à bord de vols à bas prix d’ici la fin de l’été pour sauter les frontières. Des colonies entières de fourmis projetées dans le ciel à l’assaut de recoins de la planète dans des carcasses de métal. La plupart vers des destinations vacances formatées pour les familles en quête de répit ou pour des nomades saisonniers avides de dépaysement.
Partir pour partir
« Tu pars où ? » C’est la question de la saison. Mais ce grand dérangement planétaire est-il encore vraiment synonyme de voyage, de découvertes ? s’interroge Rodolphe Christin, auteur du Manuel de l’antitourisme (Écosociété).
Être en vacances ne suffit plus, il faut « partir en vacances » pour se sentir dans la norme, dit-il. Pour cet idéaliste, l’obligation de mettre les voiles est devenue le symptôme généralisé de la vie aliénée que plusieurs mènent. « Pourquoi saute-t-on sur ses valises à la première pause venue ? Il faut se poser la question. C’est devenu une norme sociale très forte », pense le sociologue.
On n'a jamais autant besoin de vacances que lorsqu'on en revient
« C’est que nous vivons à côté de nous-mêmes le reste du temps, à côté de nos pompes », souligne l’auteur, qui voit dans certains mirages du tourisme « une compensation thérapeutique » permettant à chacun d’accéder à une qualité de vie qui lui échappe au quotidien. D’ailleurs, l’obsession du départ ne turlupine l’humanité travaillante que depuis la généralisation des vacances payées.
Ce congé annuel, réel progrès pour les masses laborieuses, a donné naissance à une course vers la reconquête du temps libre. Un trou que s’est empressé de combler l’industrie du tourisme de masse, dit-il, un véritable rouleau compresseur qui compte aujourd’hui pour 10 % du PIB mondial.
Décors de carton
L’auteur n’est pas tendre à l’égard d’une industrie qui profite de ce mégabrassage géographique. En plus des tonnes de GES générées par les gros-porteurs, le pamphlétaire reproche à ce tourisme sur mesure de mettre la planète « sous scellés », de vampiriser territoires, cultures, villes et villages dans des parcours « fléchés » qui ne laissent place ni au hasard ni à la rencontre.
Pis, de pétrifier des paysages dans des décors factices, de cryogéniser des lieux ou des populations dans un passé qu’ils ont désormais délaissé, pour cause de retombées touristiques. Sans compter les dommages collatéraux entraînés par les meutes voyageuses qui obligent à déployer stationnements, autocars et toilettes publiques dans des endroits pourtant courus pour leur authenticité, leur beauté plastique.
« On paie cher son dépaysement, alors le tourisme a fini par renverser l’idée même du voyage et de l’exploration en faisant des aléas et des imprévus l’ennemi numéro un du touriste, argumente Christin en entrevue au Devoir. Le développement se fait [désormais] en vertu de flux, favorisant des territoires au détriment d’autres. Des expériences deviennent alors impossibles, et l’expérience spontanée de moins en moins probable. »
Trop, c’est trop
En Europe, les excès du tourisme alimentent ces temps-ci la chronique. À Barcelone, courue par 27 millions de visiteurs par an, les habitants frôlent la crise de nerfs, exaspérés par l’effet Airbnb qui a fait bondir le prix des loyers et transformé leurs immeubles en zones de fiesta continue. Les résidants en ont soupé des meutes de jeunes torses nus, saouls ou givrés à point, urinant sur la place publique. Les pancartes « Tourists go home » ont commencé à éclore sur les balcons.
À Venise, les bateaux de croisière de 17 ponts continuent de menacer la cité lacustre aux pieds d’argile, où plus de 1500 colosses des mers déversent 2 des 27 millions de badauds qui atterrissent chaque année dans la cité des Doges. Une directive du gouvernement, adoptée pour juguler la venue de ces géants, n’est toujours pas appliquée à la lettre.
Il faut oublier les guides, aller voir l'envers du décor, au risque d'y découvrir ce qu'on ne cherchait pas
Même dans le Vieux-Québec, on s’inquiète que trop de tourisme tue le tourisme, puisque les quelque 4500 résidants restants continuent de fuir les rues transformées par moments en pistes pour calèches ou pour autocars.
Pour Rodolphe Christin, le cirque a assez duré. « Le tourisme est désormais un anti-voyage » dont les effets secondaires puissants sont en passe de tuer le malade. Preuve qu’on ne sait plus où donner de la valise, l’uniformisation des paradis artificiels a maintenant engendré son contraire.
Passer la nuit en prison, traverser les frontières aux côtés de migrants clandestins, s’introduire dans les favelas de Rio : certains touristes blasés par trop de pacotille sont prêts à se « payer une tranche d’enfer », soutient l’auteur du vitriolique manuel. Comme le disait tout récemment Pascal Henrard, chroniqueur et blogueur, y’en a marre des formules « tout incultes ».
On se calme
Ce discours fait grimper aux rideaux Paul Arseneault, professeur et directeur du Réseau de veille en tourisme de l’UQAM, qui trouve qu’« il est de bon ton de faire porter au tourisme tous les maux du monde. Le tourisme de masse n’est pas mauvais en soi. Ç’a plutôt été un véhicule de préservation des cultures, d’ouverture au monde », objecte-t-il. Mettre en péril des écosystèmes ? « La majorité des voyages sont faits dans les grandes villes, des lieux de haute densité », rétorque-t-il.
Tout compte fait, les tout-compris ne comptent que pour 10 % des déplacements des Canadiens, insiste le chercheur. « Les choses changent. Les exemples de saturation extrême sont l’exception. On monte des cas en épingle. Bien des voyagistes, dont le plus grand en Europe, ont pris le virage du tourisme durable en exigeant que leurs fournisseurs changent leurs pratiques d’ici 2020. »
Il est de bon ton de faire porter au tourisme tous les maux du monde. Le tourisme de masse n'est pas mauvais en soi. Ç'a plutôt été un véhicule de préservation des cultures, d'ouverture au monde.
Christin mélange tout, pense Paul Arseneault, en amalgamant voyage et vacances. « On peut aller à Cuba, ne rien voir de la société cubaine et aider quand même l’économie du pays, dit-il. La majorité des gens veulent d’abord du repos. »
Voyager autrement
Besoin d’un point d’orgue dans le quotidien plus que d’un point d’exclamation ? Voilà qui en dit long sur une époque qui cherche d’abord son souffle avant de chercher l’horizon. Reste que de plus en plus de gens veulent fuir les autoroutes touristiques, espérant se reconnecter avec la sincérité.
Du woofing au couchsurfing, il s’en trouve pour préférer le chemin à la destination, histoire d’aller voir « s’il y a de l’inconnu derrière la porte ». « Il faut oublier les guides, aller voir l’envers du décor, au risque d’y découvrir ce qu’on ne cherchait pas », plaide Christin.
Lassés d’avaler les kilomètres, plusieurs finissent par mettre le cap sur leur propre patelin. D’autres nichent chez l’habitant, découvrent les vertus du slow tourism, font un X sur la traversée de l’Europe en 15 jours et se laissent mener pour une balade insolite grâce aux hôtes sympathiques que sont les greeters, ces citoyens passionnés qui, dans plusieurs villes du monde, font découvrir aux visiteurs une facette insolite ou authentique de leur quartier.
Plutôt que de « passer » ses vacances quelque part, peut-être finira-t-on par les vivre.