Silences gênés
Il y a des hasards qui en disent plus que les longs discours. Le soir de l’annonce du décès de Simone Veil, le défilé des personnalités à la télévision publique française avait de quoi surprendre. À l’exception de l’ancien ministre de Nicolas Sarkozy Jean-Louis Borloo, apparu à la toute fin du journal, on n’y aura vu que d’anciens socialistes : d’Anne Sinclair à Robert Badinter en passant par Ségolène Royal. Comme s’il fallait absolument faire croire que Simone Veil était une femme de gauche.
On se rappellera pourtant que le combat pour la légalisation de l’avortement mené par cette féministe rescapée des camps de la mort l’avait été sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing. Le président était certes un réformateur, mais il appartenait à une famille de droite et avait été élu avec le soutien des gaullistes. Comme l’a fort justement rappelé cette semaine le philosophe Michel Onfray, sous la Ve République, c’est d’abord le président qui amorce les grandes réformes. Si, en 1974, Simone Veil a porté la loi légalisant l’avortement avec un courage exemplaire — dont on voudrait qu’il inspire nombre de nos parlementaires -, ce fut aussi avec l’aide précieuse du premier ministre d’alors, Jacques Chirac.
La chose mérite d’être rappelée, car elle illustre combien Simone Veil a, toute sa vie, mené des combats fondamentaux, tout en refusant chaque fois de frayer avec les extrémismes. On imagine que lorsqu’on a frôlé à ce point la barbarie, qu’on a échappé de justesse à la mort dans les camps, qu’on y a vu mourir ses proches, on est pour ainsi dire vacciné contre cette maladie. Contre toutes les idéologies, faudrait-il ajouter, fussent-elles brandies au nom de la droite ou de la gauche, des exploiteurs ou des opprimés, des misogynes ou des féministes, des nationalistes étroits ou des européistes, des homophobes ou des jusqu’au-boutistes LGBT.
Avez-vous observé le silence gêné de nombreuses féministes, notamment québécoises, à l’égard de Simone Veil ? On dirait que son nom leur brûle les lèvres. Car Simone Veil n’était pas une défenseure tous azimuts de l’avortement. Elle ne le brandissait pas comme une panacée ni même un droit universel. Pour elle, il s’agissait d’un acte grave et exceptionnel. Simone Veil pratiquait ce qu’on pourrait appeler un féminisme pragmatique de tradition française qui, contrairement à une certaine école américaine, ne s’enfermait pas dans la guerre des sexes. Pour elle, il s’agissait d’abord d’en finir avec ces 2500 décès annuels dus à des avortements clandestins. Voilà pourquoi cette loi avant-gardiste (le Canada ne décriminalisera l’avortement qu’en 1988) s’oppose aux avortements tardifs. C’est probablement grâce à cet équilibre subtil que la France a su éviter jusqu’à maintenant les affrontements violents que l’on voit proliférer aux États-Unis et même au Canada.
Avant d’être féministe, européenne ou de tradition juive, Simone Veil était d’abord une citoyenne prenant en compte les intérêts de la nation. Comme l’écrivait cette semaine le rabbin Delphine Horvilleur, « plus que le droit de concevoir ou pas, elle [Simone Veil] nous invitait à penser la possibilité de nous concevoir autrement, de nous tenir là où aucune femme ne s’était tenue avant nous […] sans renier notre féminité, sans contrainte de s’adapter au modèle masculin, sans le singer pour s’y fondre ».
C’est pourquoi aussi, en 2013, Simone Veil avait pris le parti d’éviter les anathèmes en rencontrant les opposants qui défilaient par millions dans les rues de Paris contre le mariage homosexuel. Quatre ans plus tard, Emmanuel Macron a d’ailleurs eu le courage de reconnaître qu’on avait alors « méprisé » une partie de la France, qui ne s’opposait pas tant au mariage entre homosexuels (accepté par une large majorité de Français) qu’à ses conséquences anthropologiques sur la filiation. Ce qui n’avait pas empêché Simone Veil de répondre ce qui suit à un journaliste qui lui demandait comment elle réagirait si elle apprenait que son fils vivait avec un homme : « Je l’inviterais à dîner ! »
Symbole vivant de la mémoire de la Shoah, Simone Veil refusait la récupération politique. Même si elle avait présidé son comité de soutien, elle s’était opposée à la proposition de Nicolas Sarkozy qui voulait confier à chaque élève de sixième année du primaire la mémoire d’un enfant mort dans les camps. Comme si ce poids n’était pas insoutenable. De même, après les années d’euphorie et l’échec du référendum de 2005 sur la Constitution européenne, avait-elle pris le parti gaulliste d’une Europe des nations. C’est du moins ce que nous apprend son compagnon d’Académie, l’écrivain Jean d’Ormesson.
En cette époque de bien-pensance, la vie de Simone Veil montre que la morale véritable ne se brandit pas comme un hochet, mais qu’elle se vit. Face à la concurrence des souffrances, où chacun cherche à passer pour un « survivant », l’humilité et la discrétion dont cette grande dame a toujours fait preuve à l’égard de son propre destin restent un exemple. Comme l’écrit avec justesse l’historien Jacques Julliard : « Simone Veil ne nous tire ni vers la gauche ni vers la droite : elle nous tire vers le haut. »