«Orange mécanique»: Burgess éclipsé par Kubrick

Qui s’en souvient ? Avant d’être un film d’Alfred Hitchcock, Les oiseaux (1963) a été 10 ans plus tôt une nouvelle signée Daphné du Maurier. Même chose pour Blade Runner, Jules et Jim, Souvenirs de Brokeback Mountain, Les Plouffe ou Virgin Suicides, romans ou nouvelles, tous placés dans l’ombre de leur adaptation cinématographique. Durant tout l’été, Le Devoir vous propose de combattre cette fatalité en remettant en lumière ces oeuvres littéraires éclipsées par le 7e art. Premier chapitre d’une série de 12 textes : L’orange mécanique… d’Anthony Burgess.

«Je m’aperçus, pas pour la première fois, du maigre impact d’un livre par comparaison à un film. » L’homme qui consigne ce souvenir est Anthony Burgess. En 1971, un des cinéastes les plus doués du XXe siècle, Stanley Kubrick, s’est emparé de son roman, L’orange mécanique, pour le métamorphoser en rouleaux de pellicule.Une dizaine d’années plus tôt, la sortie du livre était passée relativement inaperçue. Et maintenant Burgess, romancier, essayiste, traducteur, linguiste et compositeur de musique, se trouve aux premières loges pour critiquer cette forme de trahison très particulière : le passage d’une oeuvre littéraire à l’écran.

L’auteur d’un livre « [cherche] à mettre en avant la langue, pas le sexe ou la violence ; cela dit, un film ne [repose] pas sur les mots ». S’il admettait la différence radicale entre ces modes d’expression et les valeurs esthétiques qui leur sont associées et, partant, la difficulté de l’entreprise, il semblait à Burgess qu’au-delà même des aléas et des indéniables avantages de la célébrité, une forme d’injustice peut-être foncière entachait toute l’affaire. « La réalisation de Kubrick a complètement avalé la mienne et c’est moi qui, malgré tout, ai été accusé de pervertir la jeunesse. » (Les confessions, tome II, 1990).

Au cours des prochaines semaines, je vais m’intéresser à ce genre de malentendus nés du dialogue que poursuivent cinéma et littérature : deux arts qui peuvent parfois donner l’impression de converger, mais qu’un abîme, dans les fins comme dans les moyens, continue de séparer. Dans ce domaine qui forme pratiquement un champ littéraire en soi, les mariages heureux sont l’exception.

Photo: Warner Bros. Malcolm McDowell dans le rôle d’Alex dans «Orange mécanique» de Stanley Kubrick

Les ouvrages dont je vais traiter n’ont pas tous été rédigés par de purs inconnus, les films qu’ils ont inspirés n’ont pas tous été accouchés par des réalisateurs de génie. L’adaptation à l’écran des grands classiques de la littérature, ou de mythiques best-sellers, est un phénomène de peu d’intérêt à mes yeux. Le cas de figure qui m’interpelle davantage est le suivant : une fiction littéraire, nouvelle ou roman, méconnue ou pas, qui se voit non seulement transformée, mais aussi éclipsée durablement par les flaflas, les stars et les tapis rouges de son excroissance cinématographique. Rejetée dans l’ombre, donc, par l’esprit des frères Lumière. Des Oiseaux de Hitchcock à Blade Runner, en passant par Apocalypse Now, il y a détournement d’écriture.

L’inspiration dans la tumeur

Exemple : L’orange mécanique. Au tournant des années 1960, un médecin diagnostique à Anthony Burgess, jusque-là compositeur, enseignant et auteur touche-à-tout, une tumeur au cerveau et lui donne un an à vivre. Soucieux de laisser quelque chose à sa veuve, Burgess devient alors frénétique et entreprend de pondre, parfois sous pseudonyme, au rythme de sept pages « nettes et définitives » par jour, des romans d’un genre vendable. Le premier auquel il s’attaque s’intitule (tiens toé !) The Doctor Is Sick. Au cours de cette année censée être sa dernière ici-bas, il en écrira cinq et demi, tous publiables, oubliables…

Après, un peu étonné d’être encore en vie, il profite du sursis pour terminer le sixième. Et comme s’il s’était purgé de sa tumeur en la canalisant dans ses douteux ouvrages torchés en série, il s’est avéré que son cerveau ne fonctionnait pas si mal, finalement.

On a raconté que L’orange mécanique avait été inspiré à Burgess par la brutale agression sexuelle subie par sa jeune femme pendant le black-out anglais (1942) aux mains de quatre déserteurs de l’armée américaine. Dans ses Confessions, Burgess en fait plutôt remonter l’idée originale à sa découverte, vers 1959, au retour d’un séjour en Malaisie, de la violence des gangs en Grande-Bretagne. Les deux explications ne sont pas incompatibles. « Ces jeunes gens semblaient aimer la violence pour la violence. » Le soleil se couche sur l’Empire, mods et rockers passent leurs soirées à se taper dessus et l’importance accordée au code vestimentaire n’échappe pas au romancier.

Mais un autre aspect de la rébellion adolescente va solliciter tout particulièrement les facultés créatrices de ce linguiste de formation. « […] mon roman serait entièrement stylistique. L’histoire devait être racontée par une jeune brute de l’avenir, dans son langage à lui [sic]. En partie l’argot de son groupe, en partie son propre idiolecte. »

Mais l’argot est, le plus souvent, effet de mode, éphémère par définition. Or, on peut soupçonner Burgess d’avoir eu, en bon amateur de Beethoven (autre influence décisive à la source de L’orange…), un faible pour la durée et la postérité. « Je fourrai dans un tiroir le manuscrit rédigé à moitié dans l’argot des années soixante qui, manifestement, ne convenait pas, et m’attelai à un autre projet. »

Un diable d’homme

En vue d’un voyage d’agrément sur un bateau qui doit l’emmener jusqu’à la ville qui porte alors toujours le nom de Leningrad, Burgess se met au russe, et soudain, c’est le déclic. « […] J’ai trouvé la solution au problème stylistique de L’orange mécanique. » En pleine guerre froide, le diable d’homme avait eu cette illumination : ses « vauriens de l’ère spatiale » allaient s’exprimer dans une langue fusionnant, entre autres apports plus mineurs, l’anglais et le russe ! Le nadsat était né. Il devrait attendre le coup de pouce de Stanley Kubrick pour traverser la Manche et réussir le test de la traduction en français.

Jeune lecteur de L’orange… au début des années 1980, je puis témoigner du plaisir fasciné et vaguement teinté de subversion que nous causaient les inventions d’Alex et de ses drougs dans ce monde pas si éloigné où « […] il n’existait pas encore de loi interdisant d’injecter de ces nouvelles vesches […] dans le moloko des familles, ce qui faisait qu’on pouvait le drinker avec de la vélocette, du synthémesc ou du methcath […] et s’offrir quinze gentilles minutes pépères tzarrible à mirer Gogre et Tous Ses Anges et Ses Saints dans son soulier gauche, le mozg plein à péter de lumières. »

Il n’en est pas resté grand-chose dans les salles obscures.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

L’orange mécanique

Anthony Burgess, traduit de l’anglais par Georges Belmont et Hortense Chabrier, Laffont, Paris, 1972, 316 pages

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