Je me désinvestis de vous

Quand j’étais enfant, il y a eu cette étrange période où, à la question : « Que veux-tu faire quand tu seras grande ? », je répondais : « terroriste ». Bien entendu, je disais cela sans rien connaître de la terreur, et quand ce mot s’est fracassé sur les deux tours insolentes de ma vingtaine, j’ai eu honte d’avoir un jour été assez ignorante pour formuler cette chose insensée, inutilement provocante, douloureusement bête. Mais en y repensant avec un peu de bienveillance pour la préadolescente révoltée que j’étais, je peux maintenant voir que si je répondais « terroriste », c’était parce que quelque chose en moi pressentait que ce monde était livré aux mains de quelques puissants sans foi ni loi, et cette chose, qui était peut-être ma jeunesse, se ruait sur chaque paroi de ma poitrine devant la prémonition de l’injustice annoncée, des saccages de l’argent, du mépris des liens sacrés qui nous lient aux paysages qui nous portent et nous constituent. J’étais le projectile enflammé que je souhaitais lancer au visage des bandits, jeune fille en feu, pour défendre toutes les choses fragiles, cardinales, que je savais déjà menacées.
Depuis, j’ai grandi, et le monde s’est alourdi de tant de souffrance que plus personne désormais, nulle part, ne peut utiliser ce mot en invoquant une justice, quelle qu’elle soit. C’est peut-être pour ça qu’on s’est mis à appeler « écoterroristes » les militants écologistes qui s’engagent physiquement en posant des gestes absolus et photogéniques, sabotant des installations ou s’y enchaînant, peut-être précisément pour leur retirer toute légitimité sociale (« Ils sont violents, puisqu’ils brisent des choses »), mais nous savons bien au fond de nous que les justiciers lumineux de cette sorte ne mettent personne en danger sinon eux-mêmes, et que s’ils s’interposent entre les oléoducs et les mers, entre les ports méthaniers et les baleines, entre le profit aveugle et les gens, c’est toujours au nom de la vie. Je n’ai pas une once de leur courage, mais je reconnais en eux une charge qui m’habite et me meut, et je salue leur désobéissance. Peu de choses me rassurent plus sur le genre humain.
Le polar Sans terre de Marie-Ève Sévigny met en scène une de ces assoiffées incandescentes en la personne de Gabrielle Rochefort, et le roman s’ouvre sur un prologue jubilatoire où l’activiste déverse le chargement d’un camion à benne rempli d’oiseaux morts englués de pétrole sur le terrain westmountais d’un ministre vendu, avant de mettre le feu au combustible. Voilà un des plus grands délices de la fiction, sans doute : voir advenir par les mots quelque chose d’interdit, et exulter devant cette forme de légitime défense.
Pipeline et financement douteux
Dans cette dystopie pas si lointaine et étrangement familière, un pipeline traverse le Québec et le déchire, sur fond de financement douteux d’un parti « dont les réélections successives [ne sont] pas étrangères à la corruption. » L’héroïne, auteure d’un pamphlet intitulé Sans terre : l’or noir d’une dépossession, dénonce sans relâche l’asservissement d’un ministère de l’Environnement se prosternant devant celui de l’Énergie, et surtout devant les lobbys qui leur tournent inlassablement autour. Après avoir purgé sa peine de 18 mois de prison, Gabrielle revient s’installer à l’île d’Orléans, et c’est là que l’incendie de son chalet suivi de deux meurtres va donner lieu à diverses enquêtes se déployant en parallèle, constituant le coeur de ce roman indigné, traversé de part en part par la politique croisant le brasier d’une âpre résistance citoyenne.
Le livre est dédié à la mémoire des quarante-sept victimes de la tragédie ferroviaire de Lac-Mégantic, et il est délicatement ourlé par cette citation de Nicole Brossard, posée en exergue : « Tout ce qui est rebelle en nous et qui ne suffit pas à la tâche. » Voilà le lieu d’où écrit Sévigny, avec l’élégance naturelle des coeurs braves, et celui où, en moi, la quête de ses (attachants) personnages résonne si fort.
Mais nous qui ne vivons pas dans un roman, nous qui ne sommes pas écoterroristes, par où donc commencer pour stopper les dégâts avant qu’il ne soit trop tard ? Par le réel. Par l’économie. Par les institutions. Par le pouvoir de l’argent, et par celui que nous avons de réclamer qu’on retire le nôtre des poches de qui menace la justice climatique.
Le parfum de la transgression
Le désinvestissement des énergies fossiles n’est peut-être pas encore auréolé du même parfum grisant de transgression que l’activisme direct, mais ses effets pourraient bien être aussi (sinon plus) puissants que les plus spectaculaires actes de protestation. Le mouvement s’est propagé comme traînée de poudre, et en aussi peu que cinq ans, ce sont déjà 5500 milliards qui ont été désinvestis par plus de 700 institutions dans le monde.
Au Québec, le groupe Recycle ta caisse demande à la Caisse de dépôt et placement du Québec de procéder sans délai à un désinvestissement des hydrocarbures, à l’image de l’Université Laval, qui est devenue en février dernier la première université québécoise à poser ce geste puissant, avant-gardiste et économiquement judicieux. Or, l’analyse publiée ces jours-ci par le groupe nous apprend qu’entre 2015 et 2016, la CDPQ ne s’est non seulement pas engagée à désinvestir, mais elle a trouvé le moyen d’augmenter significativement ses placements dans le secteur des énergies fossiles, notamment dans le charbon et les sables bitumineux, les plus polluants des hydrocarbures — ce qui est moralement inacceptable, et surtout, financièrement très risqué. Sur le site Internet du groupe (www.recycletacaisse.org), on retrouve le rapport complet : je vous invite vivement à le lire, entre deux polars, cet été. Et si des désirs d’incendies vous prennent, gardez ce combustible bien à l’abri, et rappelez-vous les mots oracles de Miron : « Je me désinvestis de vous, je vous échappe / les sommeils bougent, ma poitrine résonne / j’ai retrouvé l’avenir. » Désinvestissons, oui. Et retrouvons l’avenir.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.