Le monde selon Zuckerberg

Ce qui frappe d’abord, c’est le ton angélique et le visage poupon. À une autre époque, le p.-d.g. de General Motors aurait eu la peau burinée et fumé le cigare. Les grands capitalistes technos ont aujourd’hui le verbe familier, le regard affable et, derrière leur sourire médiatique, les dents étincelantes de blancheur. Ce qui ne les rend pas moins acérées.

La semaine dernière, la prestigieuse Université Harvard invitait son drop-out le plus célèbre à prononcer le discours annuel d’adieu s’adressant à ses finissants. Devant les diplômés rassemblés entre la Memorial Church et la bibliothèque Widener, le fondateur de Facebook, aujourd’hui à la tête de la sixième capitalisation boursière du monde, a commencé son exposé en rappelant ses médiocres années d’étude.

Au lieu de profiter de la meilleure université du monde pour se cultiver, le génial informaticien préféra en effet mettre au point le « réseau social » qui le rendit milliardaire. Le voici de retour 13 ans plus tard pour livrer aux finissants, qui ont eu la discipline, eux, de terminer leurs cursus, rien de moins que sa « vision du monde ».

Passons sur cette fâcheuse prétention à représenter « sa » génération. Dans la prose de Mark Zuckerberg, il est partout question d’« aller de l’avant », de « relever le défi », de « prendre des initiatives » et de « saisir nos opportunités ». En parodiant McLuhan, on pourrait presque dire que, pour ce patron de 33 ans au physique d’adolescent, « le mouvement est le message ».

Mais, au détour des phrases, se dévoile progressivement le monde dont rêve ce bourgeois rebelle. C’est un monde d’« ouverture » et diversitaire fait de petites communautés reliées entre elles en réseau. Cette « communauté mondiale » composée de « citoyens du monde » ne connaîtrait ni frontières ni obstacle à la libre circulation des « flux d’information », des « échanges » et de l’« immigration ». C’est un monde où les États nationaux ne serviraient plus à grand-chose, sinon à offrir un « revenu universel » à ceux que l’automation aura mis au rancart ou qui refuseraient d’entrer dans la danse. Pour le reste, laisse entendre Zuckerberg, la charité privée aura pris le relais de l’État providence. Mais ne vous inquiétez pas, car « la génération Y est déjà l’une des générations les plus charitables de l’histoire ». Ouf, on a eu peur !


 

Ce scénario n’est pas vraiment nouveau. Il a même été largement exposé dans un excellent rapport de prospective publié en janvier dernier par la CIA (Les vingt prochaines années, éd. Les arènes). L’un des synopsis décrit un monde où les sociétés multinationales et les ONG supplantent les États. À une autre époque, ce repli sur les « communautés » laissant les pouvoirs régaliens à quelques grands acteurs internationaux s’appelait l’empire. Dans sa logique binaire, Zuckerberg préfère, lui, parler d’un monde où « les forces de la liberté, de l’ouverture d’esprit et de la collaboration internationale » s’opposent à celles « de l’autoritarisme, de l’isolationnisme et du nationalisme ».

Contrairement aux rapporteurs de la CIA, nos nouveaux capitalistes ne se contentent pas de regarder le monde froidement. Ils se réclament aussi de la vertu. À une autre époque, la bourgeoisie nationale laissait à l’Église le soin de moraliser le bon peuple. Aujourd’hui, c’est le gauchisme culturel qui remplit ce rôle, s’érigeant lui-même en magistère moral du nouveau capital. Ses dogmes sont l’« ouverture à l’autre », la diversité tous azimuts, la charité privée et la libéralisation perpétuelle des moeurs qui fabrique de nouveaux « droits » chaque jour. La droite néolibérale fournit le programme économique, la gauche multiculturelle, une morale sociétale libertaire prête à l’emploi. La boucle est bouclée.

Pas de limites au capital, aux marchandises, à l’immigration, aux connexions. La seule règle qui tienne consiste à toujours « se connecter davantage ». Dans ce monde qui se définit par le mouvement, pour ne pas dire par l’agitation débridée, Zuckerberg a évidemment besoin d’hommes qui voyagent léger. Comme lui-même d’ailleurs. Dans ce long discours destiné pourtant à accepter un doctorat honoris causa, on ne trouve pas une seule citation, pas une seule référence à un auteur devant lequel il faudrait s’incliner, reconnaître une filiation. En 2015, le patron de Facebook avait pourtant découvert les vertus de la lecture. Il s’était même résolu à lire deux livres par mois. Parmi ceux qu’il avait cru bon de « partager », pas un seul roman digne de ce nom, pas un seul recueil de poésie, pas un seul ouvrage classique. Rien qui n’ait été publié durant la dernière décennie, souvent même à Harvard. Comme s’il fallait, après avoir refusé « la fierté de nos limites » (Camus), ne jamais rien devoir au passé.

L’exercice auquel s’est livré Mark Zuckerberg à Cambridge n’aura probablement pas appris grand-chose aux finissants de Harvard. Mais il aura permis de constater combien nos nouveaux capitalistes se sentent investis d’une mission aussi bien économique que morale. Leur progressisme est devenu une religion. En combattant l’ancien monde dont ils sont pourtant issus, on a parfois l’impression qu’ils combattent le mal en personne. Du moins en sont-ils convaincus.

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