Vertiges en Autriche

L’invitation lancée par l’Austrian Wine Marketing Board n’est pas tombée dans l’oreille d’un sourd ni dans le creux d’un verre convexe. Tour à tour ce dernier allait-il, pendant quelques jours, se mouiller au contact non seulement des meilleurs grüner veltliner de la planète vin, mais allait-il aussi se frotter aux brillantissimes rieslings et autres sauvignons, chardonnays, pinots blancs, zierfandler, rotgipfler, neuberger et gelber muskateller, sans oublier, en rouge, les zweigelt, blaufränkisch, blauburgunder et sankt laurent. Plus ivre de découvertes que ça, tu titubes au paradis ! Cela, en gardant la tête froide, bien entendu.
J’y étais aussi pour assister au couronnement du meilleur sommelier d’Europe et d’Afrique. Pour le dire honnêtement, pas mon truc, ces concours. Les sommeliers y font figure de chiens savants comprimés dans un autoclave dont la pression ferait péter les boulons de n’importe quel individu normalement constitué. Répartir, par exemple, le contenu d’un magnum dans 18 verres au millilitre près exige non seulement d’avoir le compas dans l’oeil, mais aussi une sacrée rotation de poignet. Surtout devant 500 convives. Je vous fais grâce des autres acrobaties exigées.
Des 37 sommeliers qui se sont prêtés au jeu, quatre ont culminé en finale avec un gars de Riga au top. Son nom ? Raimonds Tomsons. Le Letton de 37 ans venait de coiffer au poteau le Français David Biraud, le Polonais Piotr Pietras et la Roumaine Julia Scavo. Visiblement, la sommellerie des pays de l’Est a le vin dans les voiles.
De mon côté, j’entrevoyais d’un oeil plus que concupiscent cette balade, le lendemain matin, qui allait me faire remonter le cours du Danube pour fouler aux pieds les quelque 1350 hectares de vignobles parfois très pentus de la Wachau. Vrai qu’il y a des moments nettement plus difficiles dans la vie.
Terrassantes terrasses
Vous connaissez la Moselle allemande, la Côte-Rôtie française ou le Douro portugais pour leurs terrasses. L’Autriche n’est pas en reste avec celles qui regardent l’est et le sud-ouest entre les villes de Melk et de Krems, dans la Wachau. Ici, la pénibilité du vigneron prend tout son sens. Tenez, une question éclair : combien ce dernier doit-il fournir d’heures de travail par hectare pour entretenir ses murets qui défient sans cesse la gravité ?
Allez, un p’tit effort… Comment ? Vous parlez de 800 heures ? Parce que vous avez l’étoffe d’un champion et pour vous récompenser, j’ajoute en prime qu’il en coûte près de 800 beaux dollars le mètre carré de mur pour arriver ici à ses fins. Vertigineux. Cela, avec une incidence sur les prix, vous l’aurez deviné. Bref, rien d’une décoration de carte postale, mais un devoir patrimonial, voire une nécessité primordiale.
Ici, le riesling, qui compte pour 25 % de l’encépagement de la région (contre seulement 4 % pour le reste de l’Autriche), et le grüner veltliner jouent les équilibristes dans des sols si minéraux qu’ils donnent l’impression à vos bourgeons gustatifs d’avoir les cheveux dressés sur la tête tant le voltage passe entre eux. Terrassant !
Oui, car ici, la roche, quoique sèche, suinte. Avec une incidence/connivence si fine avec les cépages et ultérieurement dans l’expression des vins qu’un dégustateur, même distrait ou simplement rêveur, conviendra rapidement qu’il boit littéralement du terroir, tant l’idée de cru est ici manifeste.
La roche ? Laissons cela aux pétrographes et autres pédologues pour qui les gföhler gneiss, paragneiss, orthogneiss, amphibolites, dépôts marins et autres roches métamorphiques qui composent les sous-sols de la Wachau sont aussi passionnants à fouiller, palper, scruter, éclater qu’une déclaration d’amour entre deux amants.
Le Domäne Wachau
Mais revenons tout de même à cette roche sans laquelle l’idée même de l’ancrage terroir n’existerait pas. Le vigneron autrichien le sait. Il s’en régale même. Culturellement parlant, on a l’impression que son approche méthodique, sa finesse d’observation, son esprit cartésien au micron près, ainsi que cette espèce de romantisme baroque qui l’habite, servent ici plus qu’ailleurs à porter le riesling et ses congénères vers ces sommets d’expressions que d’aucuns ne sauraient nier.
Une dégustation organisée au « château-cellier » Kellerschlössel à Dürnstein (construit en 1714), siège aujourd’hui de la coopérative du Domäne Wachau, a été particulièrement révélatrice non seulement de la « méthode » autrichienne, mais aussi de la brillance des rieslings dégustés. Propreté immaculée et équipement de premier plan, dont les fameux foudres autrichiens Stockinger (la Rolls Royce incontestable du milieu de la douelle), y sont visiblement pour quelque chose. Permettez-moi tout de même un mot sur ce domaine.
Forte de l’offre de ses nombreux coopérateurs en raisins frais (il est interdit de s’approvisionner hors de la Wachau), cette coop compte pour 30 % de la surface plantée de la région avec ses 440 hectares, dont les célèbres crus achleiten, kollmitz, loibenberg, steinertal, singerriedel et autres tausend-Bucket Mountain.
L’association Nobils Districtus qui la chapeaute se prévaut d’un cahier des charges strict où s’inscrit une production de haut niveau déclinée dans les catégories steinfeder (vins légers et aériens), federspiel (secs et classiques) et smaragd (au sommet avec des vins riches, mûrs et profonds). Une coopérative incontournable dans le paysage viticole autrichien.
La douzaine de rieslings dégustés dans la catégorie smaragd avec, bien sûr, le soutien technique des verres Zalto (la Maserati incontestable du milieu du verre), m’a rapproché plus près encore de l’âme même de ce grand cépage. Pour tout vous dire, je me glissais dans l’intimité de sa pellicule pour palper à la fois le fruité de sa peau et le minéral de sa roche. À l’image, par exemple, d’un chardonnay chablisien.
Contrairement à la star bourguignonne, toutefois, le riesling de la Wachau « pulse » différemment, comme si sa dynamique, accélérée ici par le terroir, alternait la fougue à l’apaisement, le combat au repos, la rage et l’emportement au calme et à la sérénité. Je ne serais pas du tout surpris que certaines personnes synesthésiques perçoivent ce singulier cépage comme lisse et tendu de texture, telle une feuille d’acier inoxydable, pigmenté d’un bleu cobalt sur le plan de la couleur, ou encore vibrant d’une intensité dramatique musicale toute wagnérienne.
Il était particulièrement instructif de survoler ces crus entre la ville de Spitz, à l’ouest, et celle de Dürnstein, à l’est, où, sur une base homogène de puissance et de finesse, se greffaient des variables subtiles liées à l’altitude des terrasses, des millésimes comme des orientations.
De grands 2015 et de classiques 2013, de précis 2009 et d’excellents 2005 ou encore de profonds 1999 : il y avait dans les vins de chez Knoll, F.X. Pichler, Alzinger, Hirtzberger Franz ou encore FJ Gritsch Mauritiushof des envolées à vous faire planer un albatros par-delà l’azur des plus cobalts horizons.
Histoire de planer à votre tour, grappillez parmi les dernières bouteilles encore disponibles du Grüner Veltliner Federspiel Terrassen 2015 du Dömane Wachau (19,85 $ – 13110268 – (5) ★★★) et fermez les yeux. En attendant de les ouvrir à nouveau du haut d’une terrasse lors de votre prochaine visite sur place.