Les deux tribunaux

Lorsqu’un crime a été commis, lorsqu’un désaccord survient, les tribunaux sont appelés à juger. Mais les tribunaux judiciaires ne sont pas seuls. Ils sont concurrencés par le « tribunal de l’opinion publique ». Ce phénomène des « deux tribunaux » s’observe souvent lorsque des événements frappent l’imaginaire collectif ; il a joué à plein lors des récentes révélations entourant des enquêtes de l’UPAC.


On peut s’inquiéter que des procès se déroulent sur la place publique plutôt que dans les cadres prévus par la loi. Mais lorsque les tribunaux judiciaires et les enquêtes policières semblent inefficaces, le risque s’accroît que le grand public trouve légitimes les procédés qui court-circuitent les processus judiciaires. Les tribunaux judiciaires jugent selon les lois tandis que le jugement du « tribunal de l’opinion publique » reflète diverses conceptions de la justice qui coexistent dans une société pluraliste.


Le décalage entre la façon dont les tribunaux abordent les situations qu’ils ont mission de juger et la façon dont les médias rendent compte des affaires qui doivent être « jugées » n’est pas nouveau. Mais désormais, les médias traditionnels sont eux-mêmes en concurrence avec cette vaste gamme de possibilités offertes à chacun de diffuser des informations et des opinions. Tout possesseur d’un téléphone intelligent est en mesure de diffuser avec une portée comparable à celle des médias traditionnels. Cela change la façon d’envisager les relations entre les « deux tribunaux ». Le « tribunal de l’opinion publique » est désormais investi d’une redoutable capacité de concurrencer le judiciaire.


Les médias recherchent de l’information sur les procès en fonction de l’intérêt de leurs publics. C’est ainsi qu’ils génèrent de la valeur. D’où la propension à rendre compte des procès impliquant des personnalités connues ou portant sur des événements qui interpellent une portion significative du public. D’où l’attention accordée à la couverture de crimes qui soulèvent la curiosité ou l’indignation.


Plusieurs légitimités


Déterminer ce qui interpelle le public, c’est nécessairement faire une lecture de ce qui paraît porteur d’enjeux pour le public desservi. Or, ce qui est tenu pour légitime par les différents publics n’est pas nécessairement envisagé de la même manière par les professionnels du droit. Le grand public recherche « la justice » tandis que les avocats et juges ont à coeur que le tribunal juge en fonction des lois. Au sein de la population, la loi et l’idée qu’on se fait de la justice ne coïncident pas toujours.


Ainsi, lorsqu’il existe des perceptions — fondées ou non — voulant que la justice ne fonctionne pas assez vite ou qu’il y a des choses qui seraient fautivement tenues cachées s’accroît la légitimité des fuites d’information qui aurait dû demeurer confidentielle.


Le décalage entre les perceptions du public et celles des juristes contribue à expliquer les différences dans les visions de l’intérêt public. Ces différences accentuent le contraste entre, d’une part, la démarche du tribunal judiciaire qui sera préoccupé de protéger les droits des parties directement impliquées et, d’autre part, celle des médias qui visent la diffusion d’informations de nature à répondre aux attentes, voire aux impatiences de leurs publics. Cela dédouane les inhibitions de ceux qui seraient tentés de « couler » l’information dans les médias afin de faire « bouger » les choses.


Nécessaire transparence


Dans le monde connecté, médias et journalistes chevronnés ne sont plus seuls à porter attention aux processus judiciaires. Le « tribunal de l’opinion publique » s’alimente de ce que tout un chacun est en mesure de capter et de répandre. Si l’information n’est pas disponible par les canaux officiels, elle finira par paraître par des voies marginales, pas toujours compatibles avec l’État de droit. Devant la concurrence de ces normativités qui se proposent de toutes parts afin de rétablir la « justice », la légitimité des processus judiciaires est fortement tributaire de leur efficacité et de leur transparence.


Pas question ici de prétendre que le « tribunal de l’opinion publique » est équivalent au processus judiciaire. Il s’agit plutôt de prendre la mesure des effets engendrés par la perception récurrente de l’inefficacité et de l’opacité des processus judiciaires. Une telle perception impose de travailler à réduire les facteurs qui tendent à légitimer le recours au « tribunal de l’opinion publique ». Cela passe par le changement dans les attitudes et les méthodes de travail.


Les conditions engendrées par ces possibilités accrues de circulation d’information augmentent les risques de court-circuiter les processus judiciaires perçus comme inefficaces. Il serait naïf de croire que le recours à des règlements ou à des ordonnances imposant de rudimentaires interdits constituera des balises adéquates aux effets de cette concurrence entre les « deux tribunaux ».

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