Terre des hommes, robes des femmes
Une voix lançait l’autre jour au Musée McCord, lors du lancement de Mode Expo 67 : « Ça fait du bien de plonger dans cette période-là. L’actualité paraît si noire… »
Pas faux ! La nostalgie ne s’est jamais si bien portée qu’en nos temps d’angoisse. On a vu l’opéra Another Brick in the Wall dans l’espoir de retrouver (en vain) Pink Floyd. Aussi la version théâtre du Déclin de l’empire américain, pour mieux se ressourcer à la sève d’Arcand — quoique ressortie sonnée par le machisme de l’époque. Oui ! Les temps ont changé.
Un jour, un jour fleurissait aussi Expo 67. Un demi-siècle a coulé sous le pont Jacques-Cartier depuis l’été de la grande fiesta, qui ouvrit le Québec au monde sur une île inventée. Le musée de la rue Sherbrooke souligne l’anniversaire, tous textiles unis. La mode, ça dit beaucoup sur les moeurs et les tabous, les espoirs et les rêves.
Tiens, tiens ! Terre des hommes habillait… les femmes. Quelques rares uniformes masculins tristounets détonnent parmi les robes, les tailleurs, les imperméables féminins luisants comme des miroirs.
La grande mixité androgyne allait permettre aux hommes de goûter aux plaisirs de la coquetterie et aux femmes de s’en affranchir ; en attendant, les deux sexes occupaient à l’Expo, côté garde-robe, leur coin de plancher.
Soixante vêtements et accessoires sont ici exposés : chapeaux, gants, sacs, souliers, chapeaux, manteaux de fourrure, croquis, photos, vidéos témoignages, manuscrits, film de l’ONF. On en aurait pris davantage, remarquez. Si joyeuse et photogénique, cette période-là. Son côté kitsch et hop la vie ! irrite tout de même. Comme si, par-delà le mur de Berlin érigé six ans plus tôt, nul ne voyait les nuages noirs à l’horizon durant le party.
Expo 67 s’agrippait à une révolution internationale. Cinq ans plus tôt, Marshall McLuhan lançait le concept du village global. En 1964, Bob Dylan chantait The Times They Are a Changin’. En 1966, le film Blow Up d’Antonioni effaçait les frontières du réel. La musique, l’art pop, le design, le cinéma, les mentalités se redéfinissaient. Une folle génération montait au créneau pour changer le monde.
Si joyeuse et photogénique, cette période-là. Son côté kitsch et hop la vie ! irrite tout de même. Comme si, par-delà le mur de Berlin érigé six ans plus tôt, nul ne voyait les nuages noirs à l'horizon durant le "party".
La mode se réinventait de concert avec Mary Quant et André Courrèges : minijupes, robes trapèzes, vinyles et couleurs pop : influences majeures pour les jeunes designers d’ici : Marielle Fleury, Michel Robichaud, Jacques de Montjoye, Serge Réal, John Warden, mis en lumière du coup par cette Expo 67.
Des lendemains qui chantaient
Le Musée McCord possède la plus importante collection de costumes canadiens. Mis à part quelques prêts, il n’eut qu’à puiser dans ses coffres pour rhabiller l’été de tous les pavillons. Pas juste ses uniformes d’hôtesses, également les robes du soir de la mairesse de Montréal, Marie-Claire Boucher Drapeau, en dentelles ou soie shantung devant la grande visite, Grâce de Monaco ou la reine Élizabeth.
« C’est la première fois qu’Expo 67 est présentée sous l’angle de la mode, précise la présidente du McCord, Suzanne Sauvage. L’événement eut un impact durable sur cette industrie montréalaise qui regardait en avant. »
Il faut voir dans les films d’archives des défilés Grand Boum de la mode canadienne, les mannequins tout sourire gambader et danser. Gros contraste avec les airs bêtes des modèles d’aujourd’hui, oeil noirci et déambulation raidie. Les filles de l’époque croyaient aux lendemains qui chantent.
Michel Robichaud avait habillé les hôtesses des pavillons canadien, amérindien, comme celles de la République fédérale allemande, arrivées ici trop emmitouflées pour la saison. Les costumes du pavillon amérindien, avec coup de pouce des Premières Nations, demeurent sa plus grande fierté. « Des textures granuleuses et artisanales, des broderies, des figures géométriques, des bordures de couleur. Un beau style », admet-il. On lui donne raison sur coup d’oeil.
Expo 67 a marqué son parcours. Lancé quatre ans plus tôt, il avait dessiné les costumes des hôtesses de l’air d’Air Canada et fourni des robes à Élizabeth Taylor pour son premier mariage avec Richard Burton, en 1964. Mais durant l’été de Terre des hommes, le Québec entier relevait la tête : « Les Québécois y ont gagné le goût des voyages, mais aussi le sentiment qu’ils étaient libres et capables de tout. »

La commissaire Cynthia Cooper parle d’un travail colossal en amont de la présente expo. Les costumes, ça allait, mais dégoter la documentation annexe, ce n’était pas évident avec ces archives dispersées. Les journaux, les revues, quelques films gardaient du moins la mémoire.
Prenez le pavillon du Kaléidoscope, futuriste, rempli de miroirs en mise en abîme et autres réalités cosmico-scientifiques. Il avait été créé par six compagnies canadiennes de produits chimiques. « Quatre d’entre elles ont disparu, dit la commissaire dans un soupir. Les deux autres ont fermé. Rien ne témoigne du Kaléidoscope aujourd’hui. » Quant aux Archives nationales du Québec, elles ne conservent que 5 % de la masse documentaire, sous peine de sombrer sous le tas. Des traces se sont égarées.
On apprécie d’autant plus les clous de l’expo : une robe en papier signée Eleanor Ellis, ornée de caricatures de Robert Lapalme : le premier ministre canadien Lester B. Pearson au dos, les lunettes de Jean Drapeau sur la poitrine. Aussi la superbe robe Mon pays, c’est l’hiver de Jacques de Montjoye, inspirée de la chanson de Vigneault, avec arbre enneigé aux bras tendus.
Lors du défilé de l’Association des couturiers canadiens, le 5 juin 1967, une autre création du même couturier avait suscité l’émoi. « Je proposais la robe Vietnam avec un drapeau américain et une tache de sang, explique Jacques de Montjoye. Ils n’en voulaient pas, mais j’ai insisté. Pour moi, la mode est aussi un reflet de la société. Au moment du défilé : pas un mot de la présentatrice. C’est moi qui ai annoncé : “Vietnam !” » Appelons ça un cri de liberté.
Cette époque qui croyait à tous les possibles nous offre, 50 ans plus tard — on en a besoin, c’est entendu —, un parfum entêtant de pure nostalgie.