À la pêche aux gros poissons

Le retour dans l’actualité de l’« affaire KPMG » arrive à point nommé. Le prochain budget est attendu dans deux semaines et le premier ministre Justin Trudeau multiplie les appels aux privilégiés en vue d’une distribution plus équitable de la richesse.

Car c’est autour de ça que tournent les révélations de l’émission Enquête. De privilèges, de juste part, d’équité, de contournement, d’amnistie, toutes des notions qui ne se retrouvent pas textuellement dans nos lois fiscales mais qui définissent ensemble ce qu’on appelle l’esprit de ces lois.

L’Agence du revenu du Canada (ARC) était sous les projecteurs depuis un an. Le dévoilement la semaine dernière des détails du stratagème de KPMG, de l’identité de plusieurs de ces riches Canadiens qui l’ont acheté ainsi que des ententes avec l’ARC en vertu du Programme de divulgation volontaire (PDV) ranime les doutes sur l’intégrité du système.

Devrions-nous être rassurés par le fait que la ministre responsable, Diane Lebouthillier, affirme que des procédures sont encore en cours, notamment dans le dossier KPMG, et que des experts indépendants ont conclu que l’ARC a agi de manière appropriée ?

La fière Gaspésienne que dit être Mme Lebouthillier affirmait en entrevue qu’elle « vise les gros poissons » et qu’elle va les attraper. Il est présentement difficile d’être convaincu que son filet a la bonne grosseur de mailles ou qu’elle le jette à l’eau au bon endroit.

Normalement, les 76 contribuables bien nantis ciblés par diverses mesures de l’ARC grâce aux fameux « Panama Papers » ne peuvent plus utiliser la divulgation volontaire pour éviter les pénalités ou les poursuites devant les tribunaux. Étant déjà ciblés, il est trop tard pour eux, selon les normes du PDV.

Le problème, c’est qu’on a l’impression que les 21 riches clients de KPMG qui ont déjà profité de la divulgation volontaire pour payer les arriérés d’impôts sans pénalité avaient eux aussi été pris la main dans le sac dès 2012, tout comme leur prestigieux cabinet comptable. C’est KPMG qui a joué toutes les cartes légales possibles pour faire en sorte que ce n’est qu’en 2015 que la plupart des ententes amnistiant ses clients ont été conclues.

Tout s’est joué entre KPMG et quelques spécialistes de l’ARC. Ce qui ne contribue pas, au contraire, à légitimer le processus : la confidentialité, facultative dans ce genre de négociation, a été accordée.

Les démarches se sont déroulées sous le gouvernement conservateur. Si les gouvernements se suivent à Ottawa, l’Agence du revenu, elle, reste. Avec toutes les caractéristiques de ce genre d’entité indépendante qui finit presque par devenir un État dans l’État. Les ministres du Revenu qui se succèdent au fil des gouvernements ne font la nouvelle que lorsqu’il y a des controverses, généralement sur des problèmes de perception ou encore de confidentialité des dossiers. Les décisions sur le niveau des impôts relèvent du ministre des Finances.

Il n’en reste pas moins que l’affaire KPMG fournit une autre occasion au gouvernement Trudeau de joindre l’utile à l’agréable. Des ajustements s’imposent quant aux pratiques et aux normes à l’ARC et, en prime, ces décisions devraient normalement nourrir le discours du gouvernement libéral sur la classe moyenne et l’équité.

La ministre Lebouthillier évoque en réponse aux récentes révélations les 444 millions de dollars additionnels pour lutter à la fois contre l’évasion fiscale et l’évitement abusif à l’étranger. Une troisième cible à ajouter : ce qui semble être le détournement ou l’abus du Programme de divulgation volontaire, quoi qu’en disent l’ARC et les experts indépendants qui se sont penchés d’urgence sur le dossier KPMG.

Dans le collimateur également, KPMG. La firme comptable est omniprésente à Ottawa. Les journalistes appelés à couvrir la colline du Parlement ont fréquemment l’occasion de se pencher sur des rapports commandés à KPMG. L’évaluation des coûts réels du projet d’acquisition des chasseurs F-35 du gouvernement Harper, c’était KPMG, la comptabilisation des dépenses au Sénat, encore KPMG. Sans compter les nombreuses vérifications de rendement de ministères ou d’agences fédérales qui lui sont confiées en bloc. En fait, c’est toute la relation entre Ottawa et les firmes comme KPMG, PcW ou Deloitte qui est en cause. Ces firmes sont à la fois contractantes et l’objet de poursuites par le gouvernement fédéral, notamment par l’entremise de l’ARC.

Enfin, c’est la ministre Lebouthillier qui a joué au bon soldat en venant justifier publiquement les agissements de l’ARC, avant et sous le gouvernement libéral, mais sa collègue à la Justice s’en tire très bien, pour l’instant.

Jody Wilson-Raybould trouve-t-elle normal que les juges de la Cour canadienne de l’impôt ainsi que de la Cour d’appel fédérale participent à des congrès organisés par les grands cabinets d’avocats ou de comptables, leurs justiciables ? Avec toutes les attractions habituelles ? La question éthique qu’on avance souvent quand les médecins ou dentistes profitent des largesses de fournisseurs sous prétexte de formation ne se pose-t-elle pas quand on sait en quoi l’impartialité est l’essence même du rôle d’un juge ?

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