Elle sème, récolte des histoires et préserve du patrimoine vivant

Tomate Mémé de Beauce. Les fruits charnus de cette variété pèsent chacun près d’un kilo.
Photo: Lyne Bellemare Tomate Mémé de Beauce. Les fruits charnus de cette variété pèsent chacun près d’un kilo.

Avant d’être une carotte, la carotte est graine. Pareil pour une tomate. Les plantes ne naissent pas toutes à partir de graines. Mais si des géants de l’agrochimie exercent une mainmise dessus, c’est parce qu’elles sont un enjeu agricole capital : biodiversité, souveraineté alimentaire… Quand des variétés anciennes, patrimoniales ou rares disparaissent, il faut agir.

Attablée dans un café du quartier Villeray, Lyne Bellemare me tend plusieurs sachets de graines que son entreprise, Terre promise (www.terrepromise.ca), commercialise depuis 2014. De jolis sachets sur lesquels figurent quelques lignes sur l’histoire de la variété, en plus des habituelles informations (nombre de graines, profondeur des semis, distances entre les plants, etc.) auxquelles s’attend tout jardinier. Pour les artisans comme Lyne qui ne vendent que des semences à pollinisation libre (les graines récoltées en fin de saison peuvent être resemées l’année suivante) et pratiquent la permaculture, ces sachets de graines sont de véritables trésors que l’on s’échange lors de rencontres entre férus de la graine. Un peu comme les jeunes dans les cours d’école avec leurs cartes de Pokémon ! Sauf qu’en lieu et place de créatures dotées de superpouvoirs, il est question de plantes en devenir. Quoique, parfois, on assiste au retour inattendu d’extraterrestres potagers ! Si Lyne propose des classiques parmi sa centaine de semences produites, sa spécialité, ce sont les variétés rares ou anciennes. Comme ce haricot Dutch Princess trouvé sur une table d’échange lors d’une Fête des semences à Frelighsburg ; ou cette gourgane de Baie-Saint-Paul qu’elle a hâte de cultiver cet été sur son hectare de terre qu’elle loue à L’Île-Bizard à Montréal. Des sauvetages, Lyne en a plein les sachets.

Photo: Lyne Bellemare Le haricot Thibodeau du comté de Beauce, une variété patrimoniale en provenance de la région de la Beauce au Québec

L’une de ses dernières (re)trouvailles concerne le maïs canadien blanc. La semencière sort d’un sac deux magnifiques spécimens et me montre le renflement à la base du plus gros ; puis elle m’explique. « Les Iroquois prenaient les feuilles des épis de maïs, les retournaient, les tressaient et les rassemblaient en grosses talles qu’ils suspendaient l’hiver dans les maisons longues. Les grains de maïs qui tombaient à terre étaient consommés ; ceux qui restaient accrochés à l’épi étaient conservés pour être replantés. » Si ce maïs à farine trône aujourd’hui sur la table, c’est grâce à Antoine D’Avignon, semencier amateur, passionné de variétés anciennes et premier représentant du Québec au sein de Semences du patrimoine. Cet organisme pancanadien bilingue dédié à la conservation, l’éducation et l’utilisation de la biodiversité alimentaire du Canada a été créé en 1984. Dans les années 1990, Antoine fut le premier à sonner l’alerte quant à la disparition de certaines variétés locales, dont celle du maïs à farine. Lors d’un passage à une émission de radio, il lance sa bouteille à la mer. Une dame de Nicolet se manifeste. « J’en ai chez moi, de ce maïs », lui dit-elle. Le semencier récupère quelques semences et en refile six grains à une amie, France Bouffard. Six grains, pas plus ! Antoine D’Avignon décède en 2003 emportant avec lui la trace de ce maïs et le nom de sa donneuse. De son côté, son amie France a continué à le cultiver. Mais madame Bouffard vieillit. Lyne, qui coordonne le volet francophone des Semences du patrimoine depuis 2009, échange un jour avec cette dame pour un tout autre sujet. « Au fait, j’ai du maïs à farine ; en voulez-vous ? » lui propose France. Lyne récupère quelques grains puis les oublie au fond d’un tiroir (l’échantillon n’étant pas assez représentatif pour qu’il soit congelé à la banque de semences).

Photo: Lyne Bellemare La récolte 2016 de maïs canadien blanc de Lyne Bellemare. Cette variété est l’une de ses dernières (re)trouvailles.

« Honnêtement, à ce moment-là, je ne croyais pas que c’était le dernier des Mohicans ; je croyais à un maïs assez répandu ! » Lorsque Lyne lance son entreprise, elle retrouve ces graines et décide de les semer. Quel nom donner à cette variété de maïs ? Au vu du peu d’éléments fournis, ce sera « maïs d’Antoine D’Avignon ». Mais Antoine D’Avignon en avait aussi donné à une autre personne qui, elle, avait précieusement conservé l’enveloppe d’origine. Inscrit dessus à la main : maïs canadien blanc d’Anita Fournier. Le nom est retrouvé, sa donneuse de Nicolet aussi ! Mais qui est Anita Fournier ? Lyne poursuit ses recherches, car elle souhaite remonter le fil de l’histoire, l’égrainer au complet ! D’où vient ce maïs ? Que faisait-on avec ? Si jamais vous avez des pistes…

Des histoires comme celles-ci, Lyne en récolte de plus en plus. Souvent, sous forme de petites graines séchées soigneusement collées sur de jolies cartes illustrées et sur lesquelles une écriture appliquée relate le contexte, ou donne quelques bribes d’informations. Et d’espoir aussi ! « Mais pour une variété que je retrouve et que je suis capable de reproduire, combien y en a-t-il que je perds ? » se demande la semencière.


Pour aller plus loin

Semences à pollinisation libre ou semences hybrides : celles à pollinisation libre (ou ouverte) signifient que les gens peuvent les reproduire ; tandis que les semences hybrides ne peuvent pas être reproduites. À l’heure actuelle, les semences hybrides dominent pour des raisons essentiellement de rendement (même dans le biologique, beaucoup de jardiniers maraîchers les utilisent).

La Réserve mondiale de semences du Svalbard : en Norvège, près du pôle Nord, un lieu inouï, sorte de coffre-fort géant dans lequel les graines du monde entier sont précieusement conservées. Au cas où. En cas de fin de monde. De faim tout court aussi. La Syrie a récemment sollicité la Réserve pour récupérer les siennes en raison de la guerre qui a tout détruit.

Dans le monde, en un siècle, environ 75 % des variétés de fruits et de légumes ont disparu. Actuellement, au Québec, 15 à 20 semenciers artisanaux (dont ceux qui le font à temps partiel) préservent et entretiennent des cultivars. Plus il y aura de semenciers et plus il y aura de la diversité dans la production maraîchère et une stabilité dans les variétés produites. Il y a de l’érosion génétique, mais un travail de sélection ou de resélection est en cours. Grâce notamment à des organismes de préservation du vivant comme Semences du patrimoine ainsi que d’autres qui font un travail extraordinaire. Les semences sont capitales pour l’agriculture, mais aussi pour tous les mangeurs que nous sommes !

Au Canada, la banque de semences qui centralise tout se trouve à Saskatoon. Elle s’appelle Ressources phytogénétiques du Canada et est gérée par Agriculture et Agroalimentaire Canada. « Le problème avec les banques de semences gouvernementales, c’est qu’elles ne sont pas accessibles à tous. Or, c’est important que la semence soit publique », pense Lyne Bellemare. Une semence doit être entretenue, capable de s’adapter à de nouvelles conditions climatiques ; elle doit vivre ! Toutefois, un lien et une collaboration existent entre cette banque de graines gouvernementale et celle de Semences du patrimoine (basée à Kitchener, en Ontario) qui, elle, redistribue les semences au public. En effet, la collection gouvernementale contient aussi les plantes indigènes du Canada, et plus seulement les variétés ayant un poids et un intérêt économiques.

Février et mars, c’est en plein la saison d’achat des semences. Pour une liste des fêtes des semences qui ont lieu au Québec et partout au Canada, visiter le site Seeds of Diversity, onglet « Events ».

Voir ou revoir le documentaire Le semeur de Julie Perron, sorti en 2015. Un portrait poétique d’un semencier artisanal (et pas banal !) basé à Kamouraska, Patrice Fortier.


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