Tous égaux devant la mort?

Au cimetière du Père-Lachaise, sous la bruine, les noms gravés dans la pierre ont soudainement des sonorités exotiques. La calligraphie suggère des formes sensuelles. Il flotte tout à coup comme une odeur d’Orient. Une haie dessine une imperceptible séparation. C’est ici, entre Marcel Proust et une maîtresse de Napoléon III (Virginia Oldoini), que l’on distingue les restes du premier cimetière musulman de Paris. Ces voisins à la réputation sulfureuse ne semblent guère déranger les derniers habitants des lieux. Il faut dire qu’ils portent eux aussi leur part de drame. Comme l’écrivain iranien Sadegh Hedayat, auteur de La chouette aveugle, qui se suicida en 1951, ou le représentant de l’OLP en France, Mahmoud al-Hamchari, mort en 1973 sous les balles du Mossad.

Le « carré » musulman du Père-Lachaise date de 1857. Aujourd’hui, les tombes musulmanes sont disséminées un peu partout dans le cimetière, ce qui faisait dire à un ami juif de Montréal que « la France est probablement le seul pays du monde où un musulman peut être enterré à côté d’un Juif ».

À l’heure où les musulmans de Québec cherchent désespérément un dernier refuge pour leurs proches, à l’heure où une sournoise discrimination — pour le coup « systémique » ! — les oblige à exiler les corps à Montréal ou au Maghreb, la France offre une singulière image d’égalité devant la mort. Le droit d’être enterré chez soi, refusé aux musulmans de Gaspé, de Trois-Rivières et de Sept-Îles, est garanti en France à tous, quelle que soit leur confession.

Ne riez pas ! On n’habite pas un pays tant qu’on ne peut pas y enterrer ses morts. Je me souviens, il y a plusieurs années, d’avoir visité Radisson, à 600 kilomètres de Matagami. J’avais été stupéfait de découvrir qu’il n’y avait pas de cimetière, alors que les Cris de Chisasibi enterraient depuis toujours leurs morts entre ces épinettes rabougries. Ne cherchez pas qui habite vraiment ce territoire. Il n’y a pas d’appartenance sans communion avec les morts.

Il est toujours curieux de lire dans la presse étrangère qu’un « cimetière juif » a été profané en France. À l’exception des cimetières créés avant 1881 et de ceux d’Alsace-Moselle, tous les cimetières français sont laïques. Ils sont sous la responsabilité des municipalités qui peuvent y aménager des « carrés » confessionnels en regroupant les tombes. Si les symboles religieux sont normalement interdits dans les parties communes, chacun est libre d’afficher ce qu’il veut sur sa pierre tombale. Il existe environ 200 carrés musulmans en France. D’autres sont en projet. Les tombes y sont généralement orientées vers La Mecque.

Depuis 1888, la loi interdit aussi les murs ou les séparations trop radicales entre confessions. C’est ce qui avait inspiré à Régis Debray et Didier Leschi cette phrase délicieuse qui exprime bien l’esprit français : « On refusera toute demande d’aménagement tendant à imposer un régime d’apartheid au paisible peuple des morts, discret, trop effacé de nos jours mais encore accueillant comme pas un. »

 

Le droit d’être enterré chez soi sans discrimination religieuse illustre une caractéristique de cette laïcité dite « à la française » qui est tant décriée dans le monde anglo-saxon. Comme nous l’expliquait récemment le rabbin Delphine Horvilleur, « Les Américains sont les héritiers d’une séparation de l’Église et de l’État destinée à protéger les croyances individuelles de la pression étatique. En France, c’est l’inverse. On a voulu protéger l’État et les individus des pressions religieuses. La laïcité à la française est là pour garantir à l’individu, quelle que soit son appartenance, la possibilité de parler à la première personne du singulier sans pression d’une première personne du pluriel. Sans pression du “nous” communautaire. »

Dans le mythe fondateur américain, les Pilgrim Fathers fuient les persécutions religieuses. C’est pourquoi les Américains se défient de toute action de l’État face aux religions. Ils sont d’ailleurs nombreux à faire de la liberté religieuse « the first freedom ». D’où aussi ces innombrables « accommodements ». En France, où l’Église a longtemps eu une position hégémonique, la laïcité a plutôt visé à préserver l’État et les individus de cette influence. Bref, à permettre à chacun de se déterminer indépendamment de tout diktat religieux. C’est pourquoi, d’ailleurs, elle a surtout eu un écho dans les anciens pays catholiques comme l’Italie, l’Espagne et en Amérique latine. Des pays dont le passé religieux ressemble à celui du Québec et où l’Église a souvent exercé une domination sans partage.

Lorsqu’il affirme qu’en matière de laïcité « la France donne l’exemple à ne pas suivre », Charles Taylor fait mine d’oublier 300 ans d’histoire. Il fait mine d’oublier que, si le Canada anglais s’inscrit dans la tradition anglo-américaine, ce n’est pas du tout le cas du Québec, dont l’histoire religieuse est plus proche de celle de l’Italie et de la France. Il oublie encore plus que, face au retour des intégrismes religieux, il importe à nouveau de défendre l’individu contre ce « nous » asphyxiant dont parle Horvilleur et qui cherche à faire oublier que nous sommes aussi des citoyens.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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