Se procurer le vignoble… à défaut de rêver
Les milliardaires rêvent-ils ? Je ne parle pas ici de celui pour qui le rêve est devenu à ce jour votre pire cauchemar récurrent. Je parle de ceux qui passent si rapidement du rêve à la réalité qu’ils oublient jusqu’à la magie première du rêve en question. Par exemple, boire une bouteille de Château Rauzan-Ségla est-il à ce point mémorable qu’il faille acheter le vignoble au grand complet dans la foulée ? Dit autrement, s’investir émotionnellement par la dégustation dans ce grand Margaux ne devrait-il pas suffire à lubrifier plus qu’adéquatement la mécanique du rêve ?
Il arrive, comme pour ce Rauzan-Ségla entré dans le giron de la famille Wertheimer (Chanel) en 1994, suivi, deux ans plus tard, par le Château Canon à Saint-Émilion, que la pluie de beaux dollars serve à repositionner avantageusement une propriété jusque-là en deçà de son réel potentiel qualitatif. Le régisseur John Kolasa me disait, à l’époque, qu’il avait carte blanche pour le faire. Aujourd’hui, ces deux propriétés sont au top, avec une empreinte stylée digne de la haute couture.
Prendre ses désirs pour la réalité n’est cependant pas l’apanage exclusif de milliardaires de passage. Disons tout de même que, lorsque ceux-ci fusionnent les deux, ils ne le font pas avec le dos de la cuillère. Que dis-je, avec le dos de la louche ! Il n’y a qu’à songer, par exemple, au fondateur d’Alibaba, Jack Ma, dont la fortune est évaluée à plus de 20 milliards de dollars, ou à cette célèbre actrice chinoise, Zhao Wei, tous deux s’offrant respectivement les châteaux de Sours et Monlot dans le Bordelais. Pas mal plus chic qu’une franchise de Couche-Tard. Et autre chose que du Pepsi.
Je pourrais aussi vous donner cet autre exemple du très argenté Français Martin Bouygues, déjà propriétaire du Château Montrose, à Bordeaux, qui faisait main basse ce mois-ci sur les 11 hectares du Clos Rougeard, en Loire, un an à peine après le décès du chic Charly Foucault ; ou encore, côté Bourgogne cette fois, de ces autres 11 hectares arrachés récemment au Domaine Bonneau du Martray, en appellation Corton et Corton-Charlemagne, par le milliardaire propriétaire californien de Screaming Eagle, Stan Kroenke, qui, visiblement, ne boit pas que du p’tit lait lui non plus.

Après l’achat du mythique Clos des Lambrays en 2014 par le grand patron de LVMH, Bernard Arnault, pour quelque 100 millions d’euros (l’hectare de grand cru est en moyenne de plus de quatre millions d’euros actuellement), voilà que ce serait au tour — attachez bien votre tuque avec de la broche de bicycle — des 66 hectares des bois de la montagne de Corton, appartenant à Vincent Sauvestre, d’être potentiellement vendus à un acheteur qui préférait encore, au moment d’écrire ces lignes, conserver l’anonymat. Les vautours ont du flair ? Ils ne battent pas de l’aile en tout cas !
Si ces mêmes bois de la montagne de Corton ne font pas encore partie du patrimoine de l’UNESCO (à l’image de notre mont Royal ou de la perle Anticosti), cette réserve sur le plan biodiversité en inquiète plus d’un en Côte-d’Or. Lui fouiller les entrailles pour lui casser des cailloux sur le dos ? Y ériger des antennes de communication géantes ? Y construire un restaurant panoramique de 360 degrés ou une folie excentrique très XVIIIe siècle ? Ou simplement la scalper, comme on le faisait des jésuites en Nouvelle-France ? Les Bourguignons sont inquiets, avec raison. Il n’y a qu’un pas entre la réalité et le cauchemar. Sur ce point, nos voisins étatsuniens en savent quelque chose.
Brunello di Montalcino : millésime 2011. Coincé entre les formidables 2010 et 2012, ce 2011 n’en demeure pas moins cohérent, sans toutefois l’ampleur et la qualité tannique offertes des deux autres récoltes. Avec sa peau épaisse, le monocépage sangiovese grosso (par rapport au piccolo toscan, plus au nord) demeure toutefois parmi les neuf candidats dégustés, mené à terme, sans rudesse ni assèchement. Côtes de boeuf ou risotto à la moelle et champignons les rehausseront. Déclinons.
Riguardo 2011 (42 $ – 875203). Parmi près de 80 Brunello di Montalcino offerts actuellement, l’un des moins chers, mais il offre du caractère et un fruité qui ne manque pas de mordant et de profondeur. Derrière la robe qui s’éclaircit, les arômes glissent vers ce bouquet typique à la fois végétal et animal, où le cuir et le tabac s’imposent doucement. La bouche offre mâche, fraîcheur et structure, sur une trame vigoureuse où les tanins épicés lissent une finale de belle ampleur. Un chouïa rustique, mais nettement recommandable. (5 +) ★★★ 1/2
Poggio alle Mura 2011, Castello Banfi (70 $ – 701920). Plantée en 1992 à partir de clones sélectionnés, cette parcelle livre un brunello qui offre à la fois puissance et élégance sur une bouche serrée, fine et bien liée. Encore peu nuancé à ce stade, ce 2011 trouvera à s’accomplir plus encore dans la prochaine décennie. Un toscan moderne qui donne rapidement l’impression que tout est à sa place, à défaut peut-être d’un surcroît d’inspiration. (10 +) ★★★ 1/2 ©
Campogiovanni 2011, San Felice (60 $ – 634881). Cette cuvée est reconnaissable entre toutes. Un rien sérieuse, certes, avec un fruité dense et profond dont on sent rapidement la maturité, avec une mâche bien palpable et une sève riche et soutenue qui ne surcharge toutefois pas le palais au passage. Ce 2011 demande une bonne heure de carafe avant de séduire par une palette épicée particulièrement affriolante. C’est long et bien tracé en finale. (10 +) ★★★★ ©
Argiano 2011 (51 $ – 10252658). Mâche, densité et puissance enrobent ici un fruité profond de cerise noire qui vous prend le palais en otage, ne desserrant sa mâchoire que successivement, au fil des bouchées d’un osso buco convaincu de lui dérouler le tapis rouge. Un brunello bien masculin de tempérament, fougueux, encore à se faire. (10 +) ★★★ 1/2 ©
Casanova di Neri 2011 (64 $ – 10961323). 35 hectares en appellation Brunello pour des cuvées simplement irréprochables. Cette « carte de visite maison » a bénéficié dans ce millésime peu expansif du « repli » de la grande cuvée Cerratalto non produite en 2011. Pour le moment fin et linéaire au nez, le voilà plus construit et étoffé en bouche, avec des tanins serrés, charnus sans pour autant être très massifs ni expansifs. Un grand classique. (5 +) ★★★ 1/2 ©
Caparzo 2011 (53 $ – 10270178). Le cheminement aromatique pousse son petit bonhomme de chemin vers un bouquet tertiaire déjà manifeste. Nuances typiques de tabac frais et de cacao sur une bouche fraîche, finement astringente. Une heure de carafe. Délicieux sur un sauté de veau. (5) ★★★ ©
Donnatella Cinelli Colombini Prime Donne 2011 (72 $ – 12692825). L’impression d’un « super chianti classico » domine au premier abord en raison de sa richesse fruitée où affleure le minéral, mais la bouche confirme rapidement, en raison de sa profondeur, la majesté du grand brunello inspiré. Sève, puissance et longueur. Racé. (5 +) ★★★★ ©
Val di Suga 2011 (51,50 $ – 897017). Le style maison a toujours été gracieux, avec une ambiance qui tient de la Bourgogne et du Piémont côté parfums et textures, tout en demeurant toscan de coeur. La sève est fine, avec l’éclat d’un fruité qui s’est nuancé discrètement, subtilement. Harmonieux et de belle longueur. Un dandy. (5) ★★★ 1/2 ©
Poggio Antico 2011 (79,25 $ – 11300375). L’étoffe ici d’un brunello qui s’assume avec rigueur, force et ampleur, détaillant un fruité qui semble sourdre d’un véritable terroir d’exception. Un rouge corsé qui entre dans sa phase adulte, confiant et déterminé, pourvu de tanins fruités abondants, d’une parfaite maturité. Belle bouteille qui tiendra en cave, mais qu’un mijoté carné avalera dans son sillage. (10 +) ★★★★ ©