La fin d’un monde (2)

Dans son célèbre ouvrage de 1992 La fin de l’histoire et le dernier homme, le philosophe américain Francis Fukuyama décrivait le monde de l’après-communisme comme à jamais dominé par l’idéal de la démocratie libérale et de l’économie de marché, la solution de rechange « socialiste » ayant péri corps et biens avec la chute du mur de Berlin (1989) et la fin de l’URSS (1991).

On a bien caricaturé ce livre, plus subtil que la thèse simplifiée ci-dessus, et dont on s’est emparé sous cette forme pour mieux s’en moquer : « Regardez le monde du XXIe siècle avec ses fureurs et ses violences… Il s’est bien planté, monsieur le philosophe ! »

Fukuyama reconnaissait pourtant que la planète, même si elle tendait désormais selon lui vers un idéal unique, resterait traversée par des conflits. Par ailleurs, en ces temps où la démocratie libérale et le capitalisme font face à de sérieuses remises en cause, rien ne dit qu’une solution de remplacement claire, à la fois souhaitable et réalisable, s’annonce à l’horizon.

L’islam politique ? Certes, il a le vent en poupe, et il ne faut pas sous-estimer l’ampleur de ce défi sous plusieurs latitudes, y compris dans sa forme radicale et violente.

Mais lorsqu’il s’agit de voir ce que cette approche du combat politique signifie concrètement, comme « programme alternatif positif » à la démocratie libérale, rien n’émerge clairement. En tout cas, rien n’ayant l’ampleur, la cohérence et la globalité du défi qu’a représenté le communisme au XXe siècle. Alors quoi ? L’écologie ? Un socialisme rénové ? Le communautarisme ?

 

L’impression persiste de la « fin d’un monde » et d’un crépuscule, avec les fameux « phénomènes morbides de l’interrègne » (Antonio Gramsci). Crépuscule à la fois géopolitique avec l’influence déclinante des pays occidentaux, idéologique avec l’idéal « libéral-pluraliste » malmené voire discrédité, mais aussi pour les fondements même de la démocratie.

Le cirque permanent à Washington depuis l’irruption à l’avant-scène de Donald Trump donne à penser que la démocratie représentative est une farce. En Amérique du Nord comme en Europe et jusqu’en Asie (Corée du Sud) monte une défiance radicale et globale contre le processus politique, une détestation rageuse des politiciens, qui fait le lit de personnages — … non moins « politiciens » que ceux qu’ils vomissent — surfant sur la vague « anti-élites ».

Et ce, alors même que ce positionnement « anti-élites » — c’est très clair avec le nouveau président des États-Unis — est une imposture.

Cette défiance remet en question l’organisation de la société telle qu’elle s’est développée en Occident depuis deux siècles. « Les germes de la décomposition politique sont bien là, à gauche comme à droite, et personne ne doit en sous-estimer les conséquences », a dit par exemple, hier soir, le candidat malheureux à l’investiture socialiste pour l’élection présidentielle en France, Manuel Valls. Cette inquiétude de M. Valls peut s’appliquer à la France… et bien au-delà. Et pas seulement pour la conjoncture politique immédiate.

 

L’année 2017 en Europe sera un grand test, qui pourrait nous dire, d’ici à l’automne, si les deux grands chocs de 2016 qu’ont été le vote pour le Brexit et l’élection de Donald Trump, vont faire des petits et entraîner une sorte de prolifération… ou au contraire, susciter un ressac contre, justement, cette « décomposition ».

La partie n’est pas jouée. Au plus bas en 2016, l’idée de l’Europe a légèrement remonté à la toute fin de l’année selon certains sondages (pas aussi méprisables ni aussi imprécis qu’on le répète souvent). Cela peut laisser croire que certains électeurs, pourtant exaspérés et tentés par un bras d’honneur antipolitique, hésitent à monter dans le bateau « brexito-trumpiste » qui leur promet des lendemains qui chantent.

À suivre donc : en France, début mai, fera-t-on barrage à Marine Le Pen, du Front national, qui veut sortir de l’euro, voire de l’Europe ? En Allemagne, fin septembre, le petit frère du FN français, le parti Alternative für Deutschland, fera-t-il une percée ?

À suivre aussi en 2017 : ces « autres » mouvements nationalistes, en Écosse et en Catalogne, qui tout en revendiquant l’indépendance politique et en réaffirmant la validité de la nation au XXIe siècle, refusent la démagogie xénophobe, antieuropéenne, antipluraliste.

Et là, qui sait ? Peut-être que Francis Fukuyama n’apparaîtra plus aussi ridicule.

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