L’apocalypse, maintenant
Les nouvelles technologies de l’information et de la communication fascinent et inquiètent. Nombreux sont ceux qui s’extasient devant leurs prouesses, mais d’autres, telle Rafaële Germain dans son récent et très beau Un présent infini (Atelier 10, 2016), s’alarment devant les effets délétères de ces machines sur l’expérience humaine.

Carrément aux abois, l’essayiste Jacques Beaudry, spécialiste des écrivains suicidés, ne rassurera certainement pas les angoissés avec Le fantôme du monde, une vibrante plaquette sans concession, qui n’annonce rien de moins que l’apocalypse. « Le technologisme, écrit-il, est ce que fut l’hitlérisme : le pur dynamisme d’une force aveugle fonçant droit devant. »
L’analogie est troublante. Est-elle trop forte ? Qu’on en juge.
La multiplication des écrans dans tous les domaines de nos vies équivaut, selon Beaudry, à un « viol des consciences ». Les stimuli incessants auxquels nous sommes ainsi soumis nous interdisent le temps de la méditation. Soûlés de données, nous confondons, affirme l’essayiste, le vertige avec la pensée et nous nous croyons libres et informés en participant, sans passer par l’étape de la lecture et de la réflexion, au bavardage généralisé. Dans ces conditions, constate Beaudry, « l’opinion moyenne est le recours intellectuel du jour — une grossière accumulation d’idées toutes faites, de lieux communs, de préjugés qui composent la pâtée des crânes vides d’idées », se comportant trop souvent comme une meute en quête d’une proie.
Quand le support technologique nous devient indispensable pour écrire, pour connaître ou pour nous orienter, notre autonomie s’affaiblit « au profit du regard unique de la technique », ce qui « nous conduit à croire aux choses avant de croire en nous-mêmes », tout en nous soumettant à une logique algorithmique sans pensée qui nous aliène.
Totalitarisme technologique
« N’importe qui peut aujourd’hui tenir le monde au creux de sa main et néanmoins par soi-même n’y comprendre rien », déplore l’essayiste tourmenté devant la réalité de notre captivité technologique, qui nous fait, ajoute-t-il, ressembler à des mouches qui, prises dans une toile d’araignée, se croient libres parce que leurs ailes s’agitent.
Nous sommes, continue Beaudry, des pantins dans les mains des pouvoirs technologiques, qui nous ont convaincus d’acheter ces outils servant à la marchandisation de nos vies. « Il n’y a plus un seul aspect de la vie d’un individu qui échappe au pouvoir d’une quelconque application d’un lucratif système d’exploitation », note l’essayiste, affligé par le fait que notre affectivité, nos gestes, nos désirs et nos pensées ne nous appartiennent plus.
Nous passons le plus clair de notre temps les yeux rivés sur un écran derrière lequel des autorités mieux outillées qu’un führer pour satisfaire leurs désirs totalitaires s’emploient à nous observer tout en se préparant à dominer le monde entier.
L’avancée technologique est donc totalitaire et s’accompagne d’un périlleux « effondrement de l’honnêteté ». Nous vivons sous le règne du mensonge cynique, qui fait passer la rapacité pour le sens des affaires et du « pragmatisme opportuniste », qui considère comme de la bêtise le fait de ne pas tricher. Les grandes industries « détruiront la terre entière si c’est payant », annonce le philosophe crépusculaire.
Vérité fragilisée
Pendant ce temps, les puissants remettent à des politiciens fantoches le soin de nous rouler dans la farine en nous intimant de nous adapter, au nom du réalisme, à un fondamentalisme marchand criminel. « Les faits importent peu désormais, la vérité, c’est ce qui est indéfiniment répété », notamment sur ces écrans où l’apparence s’impose. Trump n’a pas gagné pour rien.
Si on fait le bilan de cette sombre prophétie — abrutissement intellectuel engendré par la technolâtrie, mensonge généralisé servi par le règne du virtuel pour entretenir une obéissance béate et accoutumance à la violence (jeux de guerre virtuels, armes à feu, photos spectaculaires de cadavres) —, on comprend mieux l’horreur que ressent Jacques Beaudry devant une civilisation en proie à un malaise profond, hantée par le fantôme du mal.
J’aimerais pouvoir écrire que l’essayiste exagère en évoquant le nazisme — je le pense un peu —, que sa ténébreuse vision du monde est liée à sa fréquentation trop soutenue d’écrivains désespérés, mais quelque chose m’empêche de tracer avec assurance ces mots réconfortants.