Domestiquer les médias

À peine installé, le nouveau président des États-Unis accuse les médias de mentir sur l’ampleur de la foule qui a assisté à son assermentation. Peu importe les chiffres émanant de sources difficiles à falsifier, peu importe la comparaison entre les photos captées lors de cérémonies identiques : les médias mentent, ils s’écartent de la « vérité », ils refusent de dire au peuple que cette intronisation présidentielle est la plus grandiose de tous les temps !

Le procédé est caractéristique des régimes autoritaires : les médias mentent, ils ne sont pas dignes de foi. D’où la nécessité pour le dirigeant de s’adresser directement au peuple. D’où l’impératif de réduire les marges de manoeuvre des médias.

Un régime autoritaire cherche à éliminer les contrepoids, les « check and balance » qui font obstacle à son autorité. Jeter le discrédit sur certains médias, multiplier les accusations d’avoir publié de fausses nouvelles ou d’avoir exagéré ici ou là constitue un procédé caractéristique des régimes autoritaires. Un jour, on blâme tel média, l’autre jour, c’est un autre… Jusqu’à ce qu’ils se « disciplinent » et s’en tiennent à la vérité autorisée !

Au Canada aussi

 

Pourtant, les médias tiennent une place cruciale en tant que contrepoids dans le fonctionnement des démocraties. C’est l’une des principales justifications de la garantie de la liberté de presse. Au Canada, dès les années 1930, à une époque où l’on était loin de parler de chartes des droits et libertés, la Cour suprême expliquait que le régime parlementaire d’inspiration britannique suppose une protection inhérente de la liberté de presse.

La Cour expliquait que le système par lequel les électeurs élisent périodiquement les membres du Parlement implique nécessairement qu’il soit toujours possible de critiquer et de remettre en question les décisions prises par les élus. Par conséquent, ces derniers ne peuvent adopter des mesures pour imposer leur vérité. Les médias ont la liberté de critiquer ou de présenter les décisions gouvernementales comme ils les comprennent.

Dans cette affaire, la Cour a invalidé une loi albertaine pour assurer l’exactitude des nouvelles. Une commission gouvernementale était habilitée à transmettre aux journaux des « rectifications » à l’égard de propos diffusés par ceux-ci et qui ne présentaient pas de façon adéquate la politique du gouvernement.

Si les gouvernants ne peuvent adopter des lois afin de faire « rectifier » les nouvelles qui ne font pas leur affaire, certains d’entre eux demeurent tentés de multiplier les actions afin de domestiquer les médias.

Au Québec, plusieurs se souviendront de l’ancien premier ministre Maurice Duplessis, qui se permettait d’apostropher les journalistes qui avaient le malheur de publier des nouvelles qui contredisaient ses positions.

Dans les dernières années de son règne, l’ancien maire de Montréal Jean Drapeau refusait systématiquement de répondre aux questions des médias, du moins de ceux qui lui semblaient avoir des positions critiques à l’égard de ses politiques.

Plus récemment, le gouvernement Harper interdisait aux fonctionnaires et aux experts oeuvrant au sein des ministères de répondre directement aux journalistes. Les médias devaient suivre les voies hiérarchiques pour obtenir des informations.

 

Les médias dérangent

Lorsqu’elle fait son travail, la presse dérange. Elle est soupçonnée de contredire les credo des dirigeants autoritaires. Il faut alors la discréditer, mettre en avant ses dérives, ses erreurs. Il faut prendre les moyens de promouvoir, d’inventer « la vérité ».

Dans une société caractérisée par une vive concurrence entre les vérités, la presse se trouve plus que jamais vulnérable. Il est désormais à la portée de beaucoup de monde de soulever des doutes, de proposer une version qui paraît contredire celle qui ne fait pas l’affaire des dirigeants autoritaires.

Dès lors qu’un doute est soulevé à l’égard d’une nouvelle, le capital de crédibilité d’un média se trouve entamé. Les médias sont donc vulnérables à ces manipulations qui mobilisent différentes « vérités ». Il suffit d’évoquer un détail, une erreur marginale pour mettre un média sur la défensive et légitimer les attitudes hostiles à l’égard des médias. C’est comme cela que se justifient les refus de répondre aux vraies questions des médias.

Des groupes terroristes condamnent les médias comme Charlie Hebdo parce qu’ils se moquent de leur « vérité ». Le procédé est le même chez les dirigeants autoritaires : à leurs yeux, les médias ignorent ou osent contre-vérifier la vérité qu’ils voudraient voir triompher sans discussions.

Face à ces pressions, les médias dignes de ce nom auraient tort de succomber à la culpabilisation, de se sentir obligés de se justifier lorsqu’ils sont attaqués. Devant ceux qui font passer leurs croyances avant les faits vérifiés, tenter de démontrer les évidences revient à légitimer les attitudes autoritaires. Il faut plutôt persister dans le pari de la rigueur.

À voir en vidéo