La concurrence des vérités

Notre monde connecté correspond à cette époque que l’on nomme « post-factuelle ». Comme l’ont expliqué Jocelyn Maclure, professeur à l’Université Laval, de même qu’Antoine Robitaille, dans Le Devoir, nous sommes désormais dans une ère où les « faits », les informations vérifiées n’ont pas plus de poids que les croyances. Cette « concurrence des vérités » mine radicalement la capacité de nos sociétés à délibérer, à discuter sur des bases qui seraient mutuellement tenues pour légitimes.

Les normes en vertu desquelles se détermine la vérité se trouvent plus que jamais en concurrence. Le phénomène semble inhérent à Internet, qui domine l’espace public dans notre monde hyperconnecté.

Alors que certains se mettent à réclamer que Facebook prenne les moyens d’éliminer les « faussetés » et que Google purge les résultats de recherche des affirmations « fausses », comment envisager une régulation qui contribuerait à rétablir cette capacité de délibérer collectivement à l’égard des enjeux publics ?

D’abord, il faut rappeler qu’une affirmation est tenue pour véridique dans la mesure où elle résulte d’un processus de validation auquel on adhère, que l’on trouve légitime. Par exemple, les médias traditionnels se sentent généralement tenus de mener des vérifications rigoureuses avant de diffuser une information dans le public. Dans le domaine scientifique sera tenue pour vraie une affirmation validée selon les exigences de méthodes reconnues dans la discipline concernée. Une affirmation découlant d’une croyance religieuse sera considérée comme vraie par ceux qui adhèrent aux dogmes qui y sont associés.

C’est que la vérité est tributaire de la conformité aux exigences du système de validation dans lequel s’inscrit une affirmation. Ces exigences n’ont de sens que dans le système de connaissance dont se réclame une personne qui affirme quelque chose. En dehors de ce système, l’affirmation paraîtra fausse, mensongère, trompeuse voire frauduleuse.

L’univers en réseau permet la coexistence et la proximité de vérités provenant de toutes sortes de milieux adhérant à différents processus de validation. Plusieurs « vérités » y sont proposées et se diffusent au gré des prédilections des internautes révélées par les choix qu’ils font de seconde en seconde.

Dans un tel espace public en réseau ouvert, des normes de nature diverses se trouvent en concurrence. Chacun est en situation de devoir évaluer la valeur du système normatif en vertu duquel une affirmation est mise en avant. Les acteurs disposent d’une capacité sans précédent de capter l’attention des internautes en diffusant des informations de toute nature.

Face à ce flot d’informations de toute provenance, l’individu se retrouve pratiquement seul.

Lorsqu’il n’est pas adéquatement outillé afin de jauger les valeurs du système normatif duquel émane telle ou telle affirmation, il est vulnérable à toutes les manipulations.

Dans un tel environnement, les grandes plateformes comme Facebook ou Google constituent les portiers du réseau, les « gatekeepers ». Dans un tel univers de concurrence des vérités et des normativités, les modes de fonctionnement des plateformes, les régulations technologiques qui y prévalent constituent un chaînon crucial des processus désormais inhérents à la vie démocratique.

Les processus par lesquels ces portiers déterminent la circulation de l’information dans les environnements connectés sont un enjeu majeur.

Pour se donner les moyens de comprendre et d’agir à l’égard des mécanismes présidant à la dissémination des informations, il faut exiger plus de transparence et de responsabilisation de la part des plateformes qui désormais, pour le meilleur ou pour le pire, déterminent les conditions de la circulation de l’information.

Dans l’environnement dominé par les plateformes comme Facebook, Twitter, etc., c’est l’attention de l’internaute qui constitue la ressource génératrice de plus-value. Les mécanismes par lesquels les informations sont mises à la portée des individus constituent la principale régulation de cet espace public. Un espace public régulé selon des critères secrets en fonction d’objectifs commerciaux.

Certains chercheurs ont mis en avant des principes afin d’expliciter les responsabilités de ceux qui contrôlent les algorithmes régissant la circulation de l’information en ligne. Les grandes plateformes seraient tenues de répondre des effets individuels et sociétaux des processus fondés sur des algorithmes, d’expliquer toute décision issue d’un algorithme.

L’espace public en réseau est intensément tributaire des processus algorithmiques qui aiguillent les informations au fil des calculs de « préférences », voire des préjugés des individus. Il y manque une régulation indépendante qui garantirait la transparence et la responsabilisation de ces mécanismes de décision fondés sur des algorithmes. On ne peut supprimer la pluralité des « vérités », mais nous sommes en droit de savoir comment on nous les sert !

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