Mon Noël créole
Étant né un 20 décembre, mon temps des Fêtes a toujours commencé tôt. Mais depuis 2006, il débute un jour plus tôt, le 19 décembre, jour de l’adoption de mes filles jumelles — voilà dix ans.
Elles sont arrivées à l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau, assises sur un porte-bagages poussé par leur escorte qui nous les ramenait d’Haïti. C’est comme ça que nous sommes devenus une famille.
Il y aurait un livre à écrire sur l’aventure de l’adoption, mais si je vous en parle ici, c’est à cause de sa composante linguistique. Car nos filles, à trois ans et demi, ne parlaient pas français, mais créole.
Des enfants qu’on adopte sont forcément en état de choc. Imaginez-vous parachuté en Ouzbékistan. Une grosse Ouzbek vous saisit et vous embrasse en criant : « Mening qizim ! » Et le gros Ouzbek, qui vous tapote la tête en marmonnant : « Xavotir olmang. » Ils auront beau le redire sous tous les tons, vous ne comprendrez jamais que la grosse Ouzbek vous dit « ma fille » et que le gros Ouzbek ne cherche qu’à vous rassurer en vous disant de ne pas vous inquiéter.
Ce n’est que vers minuit, en entrant dans l’étrange duplex des deux « Ouzbeks de Rosemont », que la connexion s’est faite. Quand les jumelles ont vu leur petit lit avec un toutou dessus, elles ont tout de suite saisi leur toutou — et compris l’essentiel de ce que leur disaient les deux Ouzbeks.
Puis, quand est venu le moment de les coucher et de leur faire un câlin, j’ai cherché dans mon répertoire le bon terme. Bec ? Bisou ? Aucune réaction. C’est là que j’ai eu une inspiration : « Donne-moi un ti-bo ! » La réaction ne s’est pas fait attendre.
Je remercie donc la Compagnie créole, et son classique Ba moin en ti-bo, de nous avoir aidés à briser la glace.
Ce fut donc mon Noël créole — un étrange Noël. D’abord, parce qu’il n’y a pas vraiment eu de Noël. Nous avions bien l’arbre de Noël traditionnel, mais cela ne signifiait rien pour les filles, qui avaient bien d’autres chats à fouetter, à commencer par le défi de se comprendre.
Heureusement, les passerelles entre le créole et le français sont nombreuses. Ces deux langues ont des grammaires totalement différentes, mais 80 % du vocabulaire est compatible. Merci beaucoup, c’est mèsi anpil (de : en pile). Partager, c’est pataje.
Et comme le montre mon anecdote de la Compagnie créole, nous avons assez de réserve de compréhension passive pour y puiser. Il ne faut pas être sorcier pour piger qu’un gwo machine, c’est un gros camion.
Il faut quand même de l’oreille, car le créole a figé certains usages du parler français du XVIIe siècle. Par exemple, le verbe tenir se dit kenbe (de quiens bien !). Mais il y a aussi là-dedans pas mal de termes africains, comme marassa (jumeaux dans le vocabulaire vaudou). Et l’anglais, bien sûr. Par exemple, j’ai été surpris d’entendre mes filles prendre un seau et l’appeler ti-bokit (de bucket).
Jargon de jumelles
Il faut dire que nos jumelles parlaient en fait deux langues : le créole, d’une part, mais également un jargon de jumelles — que les spécialistes appellent cryptophasie ou idioglossie (la nuance entre les deux m’échappe). Il nous faudra quelques semaines pour réaliser qu’elles alternaient constamment entre le créole et leur jargon, dont la sonorité devient très distincte quand on en a pris conscience.
Ce jargon de jumelles explique d’ailleurs leur réaction bizarre à l’anglais, langue maternelle de ma femme. Nous avions décidé de les élever dans les deux langues selon le système le plus simple : chaque parent parlerait aux enfants dans sa langue maternelle.
Mais lorsque Julie a commencé à introduire l’anglais après le premier mois, ce fut une franche rigolade. Et quand Julie a voulu me parler en anglais, comme pour leur montrer que c’est un vrai langage, les jumelles se sont carrément payé nos têtes. Car à leurs oreilles de jumelles, l’anglais était une sorte de « jargon de parents » rigolo. Devant notre insistance, elles ont d’abord tenté de l’imiter sans conviction. Jusqu’à ce que les beaux-parents nous rendent visite, et que les jumelles constatent que Julie parle à ses propres parents en « jargon de parents ». Ayant conclu que l’anglais était une vraie langue malgré les apparences, leurs progrès ont été très rapides.
La période créole de notre histoire familiale s’est rapidement terminée. J’étais un peu incrédule lorsque le pédiatre nous a prévenus que les filles cesseraient de parler leur langue en six mois et qu’elles ne la comprendraient plus après un an. Mais les choses se sont déroulées exactement telles qu’annoncées. Ce qui m’amène à penser que la langue d’un enfant, c’est d’abord le lien qu’il bâtit avec son parent — pour ensuite prendre la forme d’une langue ou l’autre.
Pour moi qui suis sensible aux langues, ce n’est pas le moindre des regrets que d’avoir ainsi effacé une langue — et même deux, en fait — en devenant parent. Mais c’était inévitable. Si bien que cet inoubliable Noël créole aura aussi été le dernier.