Le clou de Noël

Ça ressemble aux flocons, ces joyaux uniques. Un seul, et il fond. Une tempête de cristaux et on s’y enfonce mollement, on fait l’ange, tout s’amortit, même la liste — la fameuse liste ! — de choses-à-faire-urgemment-et-dont-on-ne-voit-jamais-la-fin-parce-qu’au-générique-tout-le-monde-est-mouru-quand-même-avec-plus-ou-moins-de-talent. Il faut beaucoup d’éléments pour créer l’ambiance du hygge, car c’est dans la surenchère de détails suaves qu’infuse cette idée à mi-chemin entre le cocooning, la simplicité rustique et décontractée. Oui, comme une poche de thé bon marché dans un chaï maison à la cardamome.
Le hy quoi ? Le hy-gge, qui se prononce hou-ga et s’écrit comme vous voulez. « Ça ne s’épelle pas, ça se vit », nous rappelle Meik Wiking en citant Winnie l’Ourson. Je vous avais brièvement parlé de son ouvrage — Le livre du hygge — avant le Salon du livre ; je trouvais dommage de ne pas approfondir cette philosophie danoise, qui tend à transformer nos existences efficaces en catalogue Ikea pimpé avec photos des recettes de 3 fois par jour, saupoudrées de farine sur le comptoir pour faire vrai.
Même si IKEA, c’est suédois, l’idée du bien-être demeure scandinave. Le livre est d’ailleurs écrit par le président de l’Institut de recherche sur le bonheur de Copenhague. Les Indiens ont un ministre du yoga — également en charge de l’ayurvéda et de l’homéopathie… —, pourquoi pas un ministre du bonheur ? Namasté’stie !
La vénération des petites choses, c'est la victoire de la honte occidentale
Les Danois seraient, une année après l’autre, doués pour la chose même si leur langue s’apparente à un mal de gorge (dixit une amie perdue de vue qui le parle couramment) et leur climat, à une pub de dépression saisonnière.
Nul moment plus propice que le solstice d’hiver pour allumer des chandelles (sinnlig), se pelotonner au coin du feu dans un jeté (strimlönn) avec un chat (sagoskatt) qui « fait du pain » sur un coussin (lappljung), boire un thé (vinter), grignoter des biscuits aux épices (pepparkaka mandel) et rêvasser cette période de l’Avent chargée de promesses (kaputt de chez kaputt).
On l’a testé pour vous !
Je me suis assoupie comme cela, roulée en boule avec notre chatte Lélé devant le feu, en écoutant le Panis Angelicus de l’album Christmas at Downton Abbey, en maudissant les hommes et en priant en latin pour les enfants d’Alep.
Toute la journée a été placée sous le signe de la magie de Noël « malgré tout », parce qu’il « faut bien ». Dans la liste top du hygge danois, il y a les boissons chaudes, l’éclairage vacillant des bougies, les pieds devant la cheminée, Noël, des jeux de société et de la musique.
Puis, le manifeste du hygge va comme suit : ambiance (baisser la lumière), présence (couper le wi-fi), plaisir (sortir les biscottis), égalité (nous au lieu de je), gratitude (on est donc bien chanceux), harmonie (aucune compétition), confort (en pieds de bas), trêve (pause des débats d’ego), être ensemble (le top, c’est quatre personnes), refuge (notre tribu, paix et sécurité).
Et dans « mon livre à moi », pas de hyggelig (semblable à du hygge) sans fait-maison, sans odeurs, sans « on peut goûter tout de suite ? ».
Samedi dernier, les gars étaient partis se faire passer un sapin chez le marchand d’épinettes : « On revient demain ! N’oublie pas d’entretenir le feu ! » J’étais en pyjama, chantant There Is no Christmas Like a Home Christmas avec Perry Como et une tuque sur la tête, façon hygge-hypster. La cuisine ressemblait à un champ de bataille contrôlé. En marche : une soupe de lentilles safranée rouge tomate et vert kale, de la compote aux bleuets, des brownies végétaliens au café (un essai peu concluant) et du caramel à la fleur de sel (un classique).
J’ai ressorti le livre de cuisine de ma grand-mère Alvine pour retrouver sa recette de gâteau aux cerises et aux amandes. Parce que les brownies véganes aux bananes, ce n’est pas assez julehygge (hygge de Noël) et ça ne rappelle rien sauf la banane trop mûre.
Délicieuse nostalgie
C’est aux embûches qui mènent au bonheur (ou au bruit qu’il fait quand il s’en va, selon Prévert) qu’on mesure toute la richesse du hygge. Comme pour n’importe quoi, on apprécie cette pause une fois le tourbillon apaisé, réfugiés à l’intérieur alors qu’il tempête au-dehors. « Il faut de l’anti-hygge pour que le hygge ait une valeur. […] Ainsi, il serait impossible d’atteindre le hygge sans ce branle-bas de combat jusqu’à Noël », nous explique Wiking.
Et puis, la nostalgie fait partie du lot de cadeaux. C’est important, les souvenirs, et ça finit par devenir des traditions qu’on regrette.
Est-ce que c'est parce qu'on a inventé un mot que le concept qu'il décrit existe vraiment?
J’écoute Casse-Noisette en découpant mes biscuits au gingembre, je fabrique de la nostalgie pour l’ado qui joue au basket dans la cave de notre vieille ancestrale de 166 Noëls. Cette année, pour la première fois, je ne ferai pas les tourtières de ma grand-mère parfumées au gingembre-cannelle-clou.
Histoire d’en conserver le fumet, je me couche en me badigeonnant la plante des pieds avec de l’huile de clou de girofle (quelqu’un m’a écrit que ça guérit les sinusites) et je dégage une odeur de tourtière extraclou très hygge-heurk. « C’est moi ou la graisse de clou ! » m’a menacé mon tendre époux à qui ça rappelle les maux de dent de son enfance traités au clou de girofle par une maman infirmière de la vieille école.
J’ai choisi l’amour, l’acmé du hygge. Ça se terminera par une amputation des sinus, tant pis pour le patrimoine culinaire. Et puis, c’est probablement le dernier Noël dans notre vieille baraque hygge-jusqu’au-trognon, bourrée d’âme, de marches d’escalier qui craquent, de fenêtres à carreaux et de volets en bois, de bruits étranges, gracieuseté du toit de métal. Je ne peux pas divorcer d’une maison et d’un mari la même année, ce serait de très mauvais augure pour mes sinus.
Le bonheur, ça se travaille, paraît-il. Et il est allergique à la perfection. C’est le lendemain de Noël que le hygge s’immisce parmi les traîneries, la fatigue heureuse, le bonheur fragile d’aimer et d’être aimé, nature.
Lélé fixe le sapin en ronronnant : au bout d’un ruban blanc, une orange piquée de clous de girofle.
Chanté avec les Hay Babies, un trio de filles du Newbee qu’on compare aux soeurs Boulay, mais ça s’arrête pas mal là. Je les ai rencontrées dans le studio de Marie-Louise Arsenault (Plus on est de fous, plus on lit !) : un gros coup de coeur folk franglais, mais elles viennent de passer au rock, pas mal moins hyggelig sauf si c’est Elvis qui chante Noël. Entrevue très drôle dans Vice Québec et jolie vidéo.
Offert Lettres à Anne (Gallimard) à mon mari romantique et complètement pâmé sur l’Anne en question. Il aura besoin de beaucoup de julehygge pour passer à travers ces 1246 pages des 1218 lettres que François Mitterrand adressa à sa maîtresse Anne Pingeot, son grand amour, son tourment, entre 1962 et 1995. Je l’ai ouvert n’importe où (page 748, 5 janvier 1971, en-tête de l’Assemblée nationale). « Tu es mon bouquet de fleurs claires. Bouche en forme d’iris, rire au chrysanthème d’or simple, gravité de la tulipe noire, ô mon front de lilas, ô mon corps de varech, mon amour à l’odeur de violette et de mer. […] Non ! Tu ne sais pas comme je t’aime, combien je t’aime ! Je me sens comme un soldat de première ligne quand le feu crache ma patrie, ma terre, ma femme, mon bien, Anne. » Je ne vois qu’Alexandre Jardin qui soit capable d’autant poétiser l’amour sur sa lancée présidentielle à la conquête de l’Élysée. Un livre hors norme et magistral pour les amants du genre épistolaire.
Maudit bonheur
