Pourquoi je lis des romans pour ados?

La littérature jeunesse n’est pas l’apanage des jeunes générations, dit notre chroniqueur, l’auteur jeunesse étant souvent un bon romancier, pour tous.
Photo: Annik MH de Carufel Le Devoir La littérature jeunesse n’est pas l’apanage des jeunes générations, dit notre chroniqueur, l’auteur jeunesse étant souvent un bon romancier, pour tous.

Je suis un gros lecteur. L’an dernier, par exemple, j’ai lu très exactement — je suis un peu statisticien aussi — 198 ouvrages. En détail, ça signifie 139 essais, 23 romans ou recueils de nouvelles, 8 biographies, 8 pièces de théâtre, 7 recueils de poésie et 13 romans jeunesse. Que cette dernière catégorie littéraire figure à mon menu habituel de lecture semble surprenant pour certains. Quoi ? Un lecteur spécialisé comme moi lit ce genre de trucs ? Oui, non sans une saine nostalgie de mon adolescence et avec grand plaisir et intérêt, en plus. Voici pourquoi.

On imagine facilement que, pour lire autant d’ouvrages en une année, en plus des journaux et des magazines, il faut lire tout le temps. C’est ce que je fais, au moins six heures par jour. Mon pain littéraire, au quotidien, est composé d’essais. J’aime les idées, la pensée et les débats. En lire presque sans cesse m’est presque aussi indispensable pour vivre que de respirer et de manger. Les essais, toutefois, sont des lectures exigeantes, qui nécessitent une intense mobilisation mentale. Il m’arrive donc d’avoir besoin d’une pause, dans cette aventure, pour éviter la fatigue. Or, un repos, pour un accro de la lecture comme moi, ça ne signifie pas faire autre chose, mais plutôt lire autre chose.

Aussi, entre deux essais lus pour en rendre compte dans Le Devoir, je lis des nouvelles et des poèmes — la forme brève est idéale pour un intermède — ainsi que des romans pour ados. Je n’aime pas que les idées ; j’ai aussi besoin d’histoires, mais le temps me manque pour lire les derniers Louis Hamelin et Yves Beauchemin. Les romans pour ados, principalement québécois, viennent à ma rescousse quand je suis en manque de substance narrative.

Marcher sur un fil

 

Peut-on dire, alors, que je me contente d’une littérature de pacotille, tout juste bonne à divertir les jeunes ? Certains le croient. Dans Le gardien de la norme (Boréal, 2016), le regretté réviseur linguistique Jean-Pierre Leroux qualifie la littérature jeunesse d’« écriture formatée » et déplore son réalisme « navrant », son style rudimentaire et ses contenus aseptisés (pas de sexe ni de violence, souligne-t-il). Il n’a pas tout à fait tort. Bien des romans contemporains pour la jeunesse pataugent dans un accablant conformisme psy et sont rédigés dans une langue tristement primaire. Le genre, pourtant, n’est pas condamné à cette médiocrité, un écueil qui ne lui est d’ailleurs pas exclusif.

La littérature jeunesse marche sur un fil. Elle doit, pour être réussie, être accessible à de jeunes lecteurs, c’est-à-dire cultiver un permanent souci de lisibilité — à cet égard, bien des romans pour adultes devraient s’en inspirer —, sans tomber dans la banalité. Elle doit, de plus, captiver un public neuf, dont le bagage culturel est forcément léger, sans succomber à la complaisance identificatoire. Les jeunes, en effet, comme nous, lisent pour se reconnaître, mais aussi pour élargir leur mentalité, pour aller voir ailleurs. Les bons romanciers jeunesse leur offrent cette aventure et peuvent captiver, ce faisant, les anciens jeunes que nous sommes.

Le chef-d’oeuvre québécois, dans le genre, est certes L’intégrale des raisins (Boréal, 2010), du défunt Raymond Plante. Subtil roman d’apprentissage narré par un adolescent à l’esprit vif et porté sur la culture, cette oeuvre est porteuse d’une vraie profondeur humaine.

Autre classique québécois du genre, la série Sauvage (Québec Amérique, 2010), de François Gravel, mélange avec brio l’énigme et le suspense, tout en usant d’ingénieuses mises en abyme qui sont des éloges en acte de la puissance de l’imagination. Allergique au moralisme qui plombe souvent la littérature jeunesse, Gravel, aussi auteur de poèmes et d’essais pour les enfants, est un maître raconteur et probablement le plus brillant écrivain jeunesse québécois vivant.

Le prolifique Camille Bouchard fait mentir, quant à lui, ceux qui affirment que cette littérature manque d’esprit d’aventure. Bouchard transporte ses jeunes lecteurs dans la Louisiane des pionniers ou esclavagiste (Nouvelle-Orléans, Québec Amérique, 2016) et dans le Mexique des narcotrafiquants (Les chiens entre eux, Québec Amérique, 2014) avec un art consommé du récit rocambolesque.

Animé d’une semblable énergie narrative, Alain M. Bergeron parvient même à captiver en proposant un roman à thèse (L’initiation, Soulières, 2005) contre certains rites qui minent le sport scolaire. Les romans sociaux de Laurent Chabin (La maison du silence, Hurtubise, 2016) sont aussi de formidables récits d’apprentissage.

Tous ces auteurs, et d’autres, comme Michèle Marineau, Élisabeth Turgeon et Reynald Cantin (Ève Paradis, Québec Amérique, 2005), maîtrisent l’art de créer des oeuvres lisibles, captivantes et riches en humanité, qui se dévorent en quelques heures et qu’on peut partager avec nos enfants ou nos élèves. Ce sont de bons romanciers. Pour tous.


Roman pour adolescents: des incontournables de 2016

Hare Krishna, François Gilbert, Leméac, 200 pages
Nous sommes tous faits de molécules, Susin Nielsen, Courte échelle, 321 pages
Nous, Patrick Isabel, Leméac, 120 pages
Nouvelle-Orléans, Camille Bouchard, Québec Amérique, 200 pages
Captive, Élizabeth Turgeon, Hurtubise, 306 pages
Marie Fradette

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.



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