Comment établir si un texte est diffamatoire?
Il y a quelques jours, on apprenait que le chroniqueur Richard Martineau intentait une poursuite en diffamation contre la publication Ricochet. Martineau prétend que le propos caustique d’un texte polémique publié en ligne à son sujet constitue une atteinte à sa réputation et serait un appel à la violence. Le tribunal jugera en fonction des éléments de preuve qui lui seront éventuellement présentés. Un tel recours soulève d’importantes questions sur la portée respective de la liberté de critiquer et du droit des personnes publiques de protéger leur réputation.
Les poursuites contre des médias soulèvent des enjeux majeurs sur le plan de la liberté de presse et de la protection des droits et libertés des individus visés par les propos diffusés dans les médias. Si les médias peuvent être trop facilement punis, cela peut menacer leur existence.
Ici, la poursuite de plusieurs milliers de dollars peut signifier la fin de Ricochet. Par contre, si les limites imposées aux médias sont insuffisantes, il sera difficile d’assurer effectivement la protection des droits des individus à leur réputation. L’activité des médias est régie a priori par la liberté de presse. Mais comme tout autre citoyen, les journalistes doivent respecter la réputation et les autres droits des individus.
Lorsqu’une personne se plaint d’un texte, d’une caricature ou d’une photo qui lui porte préjudice, les tribunaux doivent déterminer si la publication est fautive. Pour que la diffusion d’un propos puisse être punie en vertu de la loi, il faut que le propos découle d’une faute, il faut que cette faute ait engendré un dommage et il doit exister un lien causal entre la faute et le dommage.
La faute
Une faute, c’est un comportement qu’une personne raisonnable n’aurait pas eu dans les mêmes circonstances. La détermination du caractère fautif d’une démarche journalistique doit toutefois respecter les exigences de la liberté de presse. C’est pourquoi l’analyse du comportement journalistique doit présenter de réelles garanties qu’elle ne visera que les comportements effectivement fautifs, c'est-à-dire ceux qui sont réprouvés par l’ensemble des journalistes raisonnables, peu importe leurs croyances, leurs préférences ou leurs valeurs.
Les normes prétendant exprimer ce que sont les « bonnes pratiques » journalistiques peuvent avoir un rôle indicateur du comportement raisonnable. Par exemple, ceux qui trouvent qu’il y a moyen de critiquer sans utiliser des métaphores ou caricatures qui laissent penser que l’on souhaite la mort de celui qu’on critique adhèrent à une vision limitée de ce qui constitue une critique acceptable. Mais il serait dangereux de se fonder uniquement sur une telle conception pour déduire que le texte incriminé est fautif.
Le « bon journalisme »
Dans les sociétés démocratiques coexistent une pluralité de visions sur ce qui doit être considéré comme du « bon » journalisme. Il est difficile de prétendre au pluralisme de l’information lorsque tous sont en pratique forcés d’adhérer aux mêmes visions. Limiter le raisonnement juridique visant à déterminer si un comportement est fautif à une seule de ces conceptions sans considérer les autres équivaut à contraindre tous les journalistes à la même éthique.
C’est pourquoi l’analyse de la responsabilité d’un média comme Ricochet dans le cadre d’une poursuite comme celle intentée par M. Martineau devrait tenir compte des pratiques associées au genre littéraire dans lequel s’inscrit le texte incriminé. Dans le cadre d’une critique, jusqu’où est-il légitime d’utiliser métaphores ou caricatures pour s’exprimer à l’égard d’une personnalité publique ?
Pour établir l’existence d’une faute de façon compatible avec la liberté de presse, le juge devrait apprécier la mesure dans laquelle le comportement observé se situe sur un continuum de raisonnabilité. Plutôt que de se fonder uniquement sur un seul ensemble de normes journalistiques ou sur une seule expertise, le juge devrait exiger la démonstration que le procédé utilisé est réprouvé par une portion significative de la communauté journalistique avant de le déclarer fautif.
Si les tribunaux appliquent une telle démarche, ils éviteront d’imposer une éthique uniforme, même à des journalistes qui souscrivent à d’autres valeurs de celles de la majorité. Une telle approche reflète les impératifs du pluralisme de l’information.