Faussetés et vérités sur les réseaux sociaux
Lors de la récente élection américaine, on a fait état de stratégies de manipulation opérant en fonction de fines analyses des prédilections des internautes. On a déploré qu’il soit possible de faire circuler des informations fausses et que celles-ci se répandent par cette viralité accélérante qui caractérise le réseau. La montée des mouvements qui semblent se baser sur des croyances non vérifiées suscite des interrogations sur les rapports entre la vérité et les débats publics.
Devant la foison de faussetés, la tentation est grande d’obliger les réseaux sociaux à faire un tri entre ce qui relève de la fausseté et ce qui tient de la vérité « vérifiée ». Mais une telle démarche ne peut passer par les modes traditionnels de régulation. Elle doit refléter le mode de fonctionnement des environnements connectés.
Les réseaux sociaux sont des lieux virtuels dans lesquels chacun, du simple usager à la firme la plus sophistiquée, dispose de la capacité de lancer une information, de publier un sondage, une image, etc. Ils agglomèrent des masses d’information de toute nature et de toute provenance : les informations farfelues côtoient celles qui relèvent de démarches rigoureuses de vérification.
Le modèle d’affaires de Facebook n’est pas celui des médias d’information ; il est fondé sur la valorisation de l’attention de l’internaute. Ce que vendent les réseaux sociaux, c’est la valeur obtenue par cette capacité de déterminer, de seconde en seconde, ce qui retient l’attention, ce qui « attrape » le regard de l’internaute.
Dans un tel environnement, le statut de la vérité paraît tout à fait relatif.
La vérité est établie en fonction de normes ; il n’y a pas de vérité en soi. Est tenu pour vrai ce qui est établi ou démontré en conformité avec les normes en vertu desquelles on tient pour acquis que la réalité du fait est « vérifiée ». Pour les croyants catholiques, l’existence de Jésus-Christ est tenue pour constituer un fait alors que les non-croyants y verront une croyance, voire du délire. Il y a bien sûr des faits établis en fonction d’une démarche scientifique ou d’autres démarches fondées sur des normes imposant des exigences. Mais là encore, on tiendra pour vrai ce qui en résulte à la condition de reconnaître comme valables les normes en vertu desquelles sont établis les « faits ».
Or, le réseau juxtapose — à un niveau sans précédent — les informations établies en fonction de multiples normativités. Sur Internet coexistent plusieurs normativités. Les lois de tel pays interdisent tel contenu alors que celles d’un autre en imposent la diffusion. Le réseau transporte aussi bien les propos délirants fondés sur des croyances, religieuses ou autres, que les analyses issues des plus brillants scientifiques.
Ce télescopage entre les informations établies en fonction de différents systèmes de normes caractérise Internet.
Alors, dans un environnement-réseau agglomérant les informations issues d’une pluralité de systèmes normatifs, comment relever le défi de déterminer lesquelles des informations respectent les normes et critères de vérité ?
À ce jour, les réseaux sociaux se fondent sur les prédilections de l’internaute. Lorsque celui-ci se comporte comme s'il approuvait tel ou tel propos, le système fondé sur des algorithmes va lui en proposer d’autres de même sorte, quitte à l’enfermer dans un univers où sa pensée lui paraîtra la seule possible.
Tout se passe comme si le traitement des masses d’information par les réseaux sociaux répartissait les informations vers les individus en fonction de ce que ceux-ci tiennent pour conformes aux normes en vertu desquelles ils déduisent la « vérité ».
Dans un contexte où il s’agit de tirer profit de l’attention, l’incitatif est grand de privilégier les informations qui justement attirent l’attention. Que celles-ci relèvent de croyances plutôt que de faits semble être un facteur bien léger.
Les logiques sous-jacentes aux réseaux sociaux font de l’attention des individus la ressource précieuse. Le modèle d’affaires de Facebook n’est pas de générer de la vérité. Il vise à générer et à capter la valeur découlant de l’attention des internautes.
En accélérant la juxtaposition des informations reflétant des systèmes normatifs différents sur le plan de ce qui est tenu pour vrai, le réseau met en évidence ce que l’on sait depuis longtemps : la vérité n’existe qu’en fonction du système de normes en vertu desquelles on envisage la réalité.
Alors, réguler les pratiques de « manipulation » sur Internet suppose de déterminer dans quelle mesure les systèmes normatifs par lesquels se produisent les « vérités » et les « croyances » ont le droit d’exister dans cet environnement désormais planétaire. Sommes-nous prêts à intervenir dans les croyances simplement parce qu’elles génèrent des affirmations que nous trouvons fausses ?