Le piment de la vie

Leur vie n’a jamais manqué de piquant. Ils ont humé des fumets exotiques aux quatre coins du monde, de la Syrie au Bangladesh, de la Turquie aux Antilles, du Japon au Sri Lanka, en quête de l’épice idéale au nom évocateur. L’Aji cacho de Cabra, le piment d’Alep, l’asafoetida, l’amchoor et l’adjwain font partie de leur vie de tous les jours. Flotte dans leur maison, une ancienne construction industrielle transformée en entreprise de chasseurs d’épices, une odeur chargée de souk et d’épicerie antillaise que les couleurs fauves du décor amplifient.
Vingt-cinq employés s’activent chez les de Vienne, dont leurs deux filles et leurs gendres. Le midi, on mange tous ensemble ; c’est l’entreprise familiale dans son sens large et communautaire : « Nous avons toujours mis les plats au centre de la table, même comme traiteurs. Il y a la dimension du partage. On devient humains », insiste Ethné.
Le couple Philippe et Ethné de Vienne, lui mi-Français mi-Québécois et elle Trinidadienne, nous ouvre les portes de la cuisine du monde depuis des décennies, mais ils se sont retranchés vers l’importation d’épices il y a une dizaine d’années. Quinquagénaire usé, le Philippe d’alors n’arrivait plus à tenir sur ses jambes. Pour un chef cuisinier et traiteur, c’est embêtant. Après des années d’errance dans le labyrinthe médical, le diagnostic est tombé il y a quatre ans : sclérose en plaques progressive primaire (SPPP). Traitement connu ? Nada. Perspective d’avenir ? Le fauteuil roulant.
Ethné et son compagnon de 42 années d’existence ont traversé plusieurs étapes : stupeur, découragement, mutisme. Philippe n’en dormait pas (un des effets de la maladie) et s’est employé à chercher des réponses sur Internet. « J’ai tapé : sclérose en plaques et nutrition. C’est hallucinant ce que j’ai trouvé ! »
Depuis trois ans, ses nouveaux maîtres s’appellent Dr Seignalet, Dr Swank, Dr Furhman, Dr Wahls, elle-même affligée par la SPPP et sortie « miraculeusement » de son fauteuil roulant il y a dix ans, grâce à l’alimentation fonctionnelle comme médecine. Tous préconisent une diète ancestrale basée principalement sur les végétaux.
Manger comme il y a un million d’années
En cinq semaines de ce nouveau « régime », Philippe a fait damner son médecin de famille, qui lui a refait passer une cinquantaine de tests médicaux (diabète, cholestérol, pression artérielle, etc). Ses multiples symptômes invalidants, dont l’anxiété, la confusion, la dépression, l’incontinence, le pré-diabète, avaient disparu. « Mon médecin était stupéfié et m’a demandé de lui envoyer le livre du Dr Wahls ainsi que mon protocole. Il pensait que j’avais augmenté mes médicaments, alors que j’avais tout jeté à la poubelle. Je répondais aux tests de "normal" à "excellent" pour un homme dix ans plus jeune que moi ! »
Grâce à son nouveau mode de vie, Philippe a pu reprendre ses pérégrinations avec Ethné et gravir le toit de l’Afrique en Éthiopie cette année, alors que la science médicale le condamnait à voyager par Internet.
Son médecin spécialiste n’y croit pas et parle de rémission temporaire. « À date, en médecine, quel est le taux de réussite pour le cancer ou les maladies auto-immunes ? Est-ce qu’on gagne ? Ça me fait penser aux généraux de la Première Guerre mondiale. Ils ont sacrifié des millions de vies humaines parce qu’ils refusaient de revoir leur stratégie militaire », tonne Philippe.
En plus d’éliminer le trio gluten-produits laitiers-sucre, le couple de Vienne s’est intéressé aux bases d’une diète anti-inflammatoire car, comme le cancer, la sclérose en plaques fait son nid dans l’inflammation ; elle s’attaque au système nerveux central.
« Je ne suis pas guéri. Mais la progression est arrêtée. Je suis en rémission permanente et totale depuis trois ans. Si je remange des produits industriels, les symptômes réapparaissent. Je ne consomme plus rien qui sort d’une boîte et comporte plus de deux ingrédients. »
Inutile de dire qu’il faut cuisiner et établir un plan de match.
Attablés devant un festin que Philippe a préparé tout en discutant, nous goûtons plusieurs des créations du dernier coffret de recettes des de Vienne.
La cuisine de Philippe et Ethné est une invitation hédoniste qui vise à démystifier et épicer une diète qui pourrait paraître fade puisque n’y figure aucun glucide, crème, beurre ou oeuf. « Nous partons du principe de plaisir plutôt que de la santé qui devrait aller de soi », insiste Philippe, ancien saucier au Ritz, jadis abonné à la hollandaise et à la béarnaise.
Les diètes ancestrales et hypotoxiques axées sur les légumes et les protéines ont le vent dans les voiles. Devant les ravages de nos abus alimentaires industriels, il n’est pas étonnant d’assister à un retour du balancier. « On essaie de reproduire la densité nutritionnelle de l’aliment, c’est l’idée du régime paléomédical. 100 calories de chou frisé contiennent plus de micronutriments que 100 calories de riz blanc. »
Les deuils
Tout cela ne s’est pas accompli facilement. Il y a eu des deuils gustatifs à faire. Les 60 $ hebdomadaires de fromages chez Hamel, la baguette, la pizza, les paellas. 25 kilos de graisse ont fondu. « Au départ, je faisais deux cuisines. Une pour moi et une pour le reste de la famille. Mais, finalement, ils se sont mis à dévorer mes plats. Ce n’est pas une cuisine de malade », insiste Philippe. Et Ethné a estimé qu’il était de leur devoir de partager leurs connaissances avec leurs admirateurs, sans prétendre jouer aux gourous de la santé ni aux docteurs, en informant et en éduquant.
Je goûte le maquereau poêlé à l’indienne, la salade d’orange et oignons, le houmous de courge aux noisettes, la salade de concombre au wakamé, le brocofleur sauté, la salade de betteraves et de noix, le taratur au sésame. Les saveurs explosent et nous transportent au loin.
La difficulté d’appliquer cette diète au quotidien est bien réelle pour le débutant : « Nous encourageons le passage à l’acte, une cuisine familiale plutôt que le food porn », insiste le chef.
Philippe prétend être un pessimiste mesuré : « C’est plus facile que d’arrêter de fumer et c’est aussi chiant qu’un déménagement. Mais tu sais ce qui ne me manque pas ? Souffrir et mourir. »
L’identitaire et le sirop d’érable
Le documentaire du réalisateur Francis Legault sort en salle aujourd’hui. Gagnant du Prix du public aux Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM), ce film aborde plusieurs questions viscérales à l’heure où l’identitaire nous titille. Par le biais d’une tradition, d’un produit spécifiquement québécois, on se demande quelles sont nos racines, où est passée notre fierté et sur quoi repose notre identité. « Je ne sais pas si, dans l’histoire d’un peuple, le printemps revient aussi souvent », constate le comédien Fabien Cloutier. La métaphore du sirop comme symbole culturel est portée haut par deux de nos poètes nationaux, Gilles Vigneault et Fred Pellerin. Une kyrielle d’intervenants, y compris des « pas de souche » comme l’écrivaine Kim Thùy et l’humoriste Boucar Diouf, ajoutent leur voix. Cela faisait longtemps que je n’avais pas autant aimé le Québec, même si j’exècre les cabanes à sucre et la tire.Aimé le dernier ouvrage de Jacqueline Lagacé, Une alimentation ciblée, pour préserver ou retrouver la santé de l’intestin. Cette chercheuse en microbiologie et immunologie a beaucoup fait pour démystifier la diète hypotoxique du Dr Seignalet. Mme Lagacé diffuse les recherches les plus récentes au sujet de l’alimentation et du deuxième cerveau. Et elle publie de nombreux témoignages tirés de son blogue dans le chapitre intitulé « Ce que mes lecteurs m’ont appris ». Je pourrais en dire tout autant. Mes lecteurs m’apprennent beaucoup.
Savouré Mon Liban, Ma cuisine de Racha Bassoul, autrefois propriétaire du restaurant Anise à Montréal. C’est une cuisine bourrée de légumes, d’épices, de légumineuses (de viandes aussi) et de saveurs orientales que nous propose la chef. Des kebbés de citrouille aux épinards, des aubergines aux œufs et sumac, de la soupe aux lentilles et bette à carde, de gâteau au curcuma et dattes… Je salive. On ne peut parler de diète ancestrale mais certainement de cuisine méditerranéenne plus saine.