Dans l’enfer du déterminisme

Avec Tropique de la violence, Nathacha Appanah, 43 ans, s’est retrouvée en lice pour trois grands prix littéraires français, dont le Goncourt. Si l’écrivaine et journaliste mauricienne de descendance indienne, établie en France depuis 1998, n’a pas terminé gagnante, son sixième roman n’en reste pas moins un des livres phares de l’automne.
Nous sommes à Mayotte, département français situé dans l’archipel des Comores, où affluent par bateaux, au risque de leur vie, des clandestins à la recherche de l’Eldorado. Ainsi le petit Moïse, âgé de quelques jours, est-il débarqué dans l’île avec sa jeune maman désemparée, effrayée.
Une infirmière les a accueillis à l’hôpital. Mais sitôt arrivée, la mère est repartie, en laissant derrière elle son bébé. « Lui bébé du djinn. Lui porter malheur avec son oeil », a-t-elle lancé à l’infirmière, qui constate : « Le bébé a un oeil noir et un oeil vert. Il est atteint d’hétérochromie, une anomalie génétique absolument bénigne. »
On va suivre le petit Moïse jusqu’à l’âge de 15 ans, jusqu’à ce qu’il commette l’irréparable. Et après, juste après, alors qu’il est pris au piège. On va le voir par les yeux de sa mère adoptive : Marie, l’infirmière qui l’a recueilli. Puis par ses propres yeux. Vont aussi s’ajouter les points de vue d’un jeune caïd de l’endroit sans foi ni loi, d’un humanitaire français dépassé par les événements et d’un flic revenu de tout.
Roman choral, Tropique de la violence entremêle les voix dissonantes, souvent âpres, dures, parfois compatissantes, pour mieux dépeindre une situation complexe, atroce, désespérée. Ces voix qui vont, qui viennent, qui reviennent, résonnent en nous comme un gong.
C’est Marie qui ouvre le bal. Elle ressasse son propre passé. Raconte comment, jeune infirmière blanche née en France, elle s’est établie à Mayotte par amour, après avoir rencontré un grand Noir originaire de cette île française « nichée dans le canal du Mozambique ».
Le désir de maternité
Marie, 29 ans, puis 30, puis 31, espère de tout coeur enfanter. En vain. « Quand vient le sang chaud dans ma culotte chaque mois, je pleure et je maudis toutes ces mères que je vois à l’hôpital qui ne connaissent rien à rien, toutes ces clandestines venues accoucher sur cette île française pour des papiers […]. »
Son mari la quitte pour une clandestine qui lui donnera bientôt un enfant. Marie est au plus mal quand arrive dans sa vie le petit qu’elle prendra sous son aile et qu’elle élèvera en vase clos, dans une relation fusionnelle. Jusqu’à ce qu’à l’adolescence, Moïse en vienne à s’interroger sur son identité.
Quand il apprend la vérité sur ses origines, son comportement change complètement. Il rejette les valeurs inculquées par Marie, l’univers dans lequel il a douillettement grandi. « Il me dit que je l’ai élevé comme un Blanc, que je l’ai empêché de vivre sa “vraie vie”, que son destin n’était pas celui-là. Il sèche l’école, il traîne. Il réclame tout le temps de l’argent, il m’en veut. »
En fait, Marie nous prépare à la suite des choses avec ce premier monologue. Elle place en contexte les événements du récit polyphonique à venir. On va comprendre assez vite qu’elle nous parle d’outre-tombe : elle est morte subitement d’un AVC à moins de 50 ans. « Il faut me croire quand je dis que je suis restée debout à côté de moi-même et que le pire est encore à venir. »
Le pire, c’est Moïse qui le dit, qui le vit. On entre de plain-pied dans sa réalité par le truchement de sa voix brisée. Sa mère est morte depuis un an, il est en prison, il a commis un meurtre, puis s’est rendu à la police. Comment tout cela a-t-il pu se produire ? Il est encore sous le choc. Nous aussi. Nous n’en sommes qu’à la page 33.
« Je suis seul et j’ai tué Bruce, à l’aube, dans les bois. Bruce et son coeur de sauvage et son cerveau de malade et sa langue de serpent, Bruce qui me, qui m’avait…
Je l’ai tué. »
Puis : « Cette île a fait de moi un assassin. »
La culture de la violence
Le fantôme de Bruce prend ensuite le relais. Il raconte le Bruce admiré et craint de tous, autoproclamé chef de Gaza, un bidonville de Mayotte où s’entasse la racaille composée pour la plupart de jeunes sans-papiers laissés à eux-mêmes qui ont sombré dans l’alcool, les drogues chimiques et la violence.
Bruce la brute racontera aussi, plus tard, son enfance, se penchant sur Bruce le petit musulman, garçon différent, pas assez brillant, pas à la hauteur des rêves de son père, rejeté par lui puis devenu délinquant, errant sans but.
Bruce le sanguinaire prendra alors un visage humain derrière le monstre qu’il est devenu. Ce qui n’excusera en rien le sort horrible qu’il a fait subir à Moïse, par pure méchanceté, par haine, par jalousie, envie.
Même mort, Bruce, qui se présente comme un « descendant d’esclave », en veut à Moïse d’être ce qu’il est, d’avoir eu droit à une enfance à la française, privilégiée. « Le genre aveugle à la misère, qui va en vacances, qui a la clim dans sa chambre, qui a les poubelles qui débordent, le genre qui n’a jamais connu la faim, qui ne sait pas d’où il vient, le genre qui a oublié qu’il est noir. »
Quand un ado de 15 ans en pleine crise d’identité, seul au monde, qui a perdu son seul repère ici-bas, c’est-à-dire sa mère, rencontre au milieu de l’enfer un jeune de la rue à peine plus âgé, un « tyran, voleur, voyou » qui s’en prend violemment à lui et menace de le tuer, que se passe-t-il ?
Roman tragique, Tropique de la violence. Aucune issue possible autre que la violence, que l’engendrement de la violence, sa perpétuation, sans fin.
Jusqu’à quel point Nathacha Appanah s’est-elle inspirée pour écrire ce livre des deux années qu’elle a passées à Mayotte, entre 2008 et 2010 ? On s’y croirait.