Plaidoyer pour le parti pris et la justice sociale
Dans un texte publié en 1975 et devenu célèbre depuis, Pierre Bourgault contestait la prétention à la neutralité de ses collègues journalistes. « L’observateur, expliquait-il, n’est jamais abstrait. Même inconscient, il participe toujours d’une idéologie plutôt que d’une autre. Avant d’observer, il a fait des choix. » Ces derniers, continuait Bourgault, tiennent à sa sensibilité, à son point d’observation, à sa nature, à sa formation et à ses préjugés, au sujet à traiter et à son talent d’observateur. Le grand journaliste concluait donc qu’il valait mieux parler de « subjectivité honnête ».
Le sociologue Michel Dorais en arrive à une semblable conclusion au sujet du monde universitaire. « De mon point de vue, écrit-il, tout chercheur en sciences humaines ou sociales est un militant qui s’ignore, car en définissant un phénomène ou un problème de façon à susciter certaines actions, ou inactions, il intervient à sa façon sur le plan social, voire politique. Qu’il en soit conscient ou pas n’y change rien. »
Un parti pris assumé
Ce point de vue est loin de faire consensus. Dans l’univers de la recherche savante, on cultive souvent l’idée selon laquelle le savoir doit être neutre pour conserver sa valeur. Pour Dorais, il s’agit d’une illusion. « C’est là, réplique-t-il, nier l’existence des savoirs qui militent déjà en faveur du statu quo, de l’inertie intellectuelle, sociale ou politique. Ces savoirs-là passent pour aller de soi ; c’est uniquement leur remise en question qui apparaît dès lors comme un savoir engagé. » Dans Le savoir engagé, un solide ouvrage que dépare une couverture criarde, Dorais a réuni six savants et intellectuels qui plaident avec fougue pour un savoir qui ne cache pas son parti pris pour la justice sociale.
Dorais refuse de faire de la recherche désincarnée et entend « faire oeuvre utile ». Il n’hésite pas à affirmer qu’il est devenu chercheur, principalement en sociologie de la sexualité, « pour prêter [sa] voix aux sans-voix ». C’est dans cette logique, par exemple, que certains de ses travaux ont montré que les jeunes de la prostitution et de la rue n’étaient pas tant des délinquants que des victimes de violences physiques ou sexuelles.
Pour être efficace, c’est-à-dire pour contribuer à l’amélioration du « sort de personnes ou de populations méconnues ou marginalisées », le savoir doit être accessible. Les universitaires, financés par la collectivité, ont un devoir de clarté, affirme Dorais. Or, souvent, ils ne le respectent pas et écrivent dans un français exécrable, dans un « style lourd ou opaque » qui dénote un mépris pour le lecteur. Dorais n’est pas tendre envers plusieurs de ses collègues. S’ils écrivent si mal, affirme-t-il, c’est qu’ils lisent peu et n’ont pas de culture. Cette paresse intellectuelle explique la faiblesse de leur sens critique et leur soumission au statu quo.
Chantal Santerre déplore, elle aussi, le règne de la pensée dominante dans son domaine. La comptabilité, note-t-elle, se fait la servante du capitalisme et se fixe pour objectif « de favoriser la rentabilité pour les actionnaires, les propriétaires, les investisseurs, mais jamais pour le mieux-être de la société ou pour permettre une plus grande justice sociale ». Inspirée par Léo-Paul Lauzon, Santerre a choisi de devenir une comptable de gauche afin de faire contrepoids à la pensée dominante, en proposant des solutions fiscales de rechange à l’idéologie austéritaire. Ne pas s’opposer à cette dernière, ce n’est pas, selon elle, être neutre, mais entériner l’injustice.
Contre l’ordre établi
Pour le philosophe Alain Deneault, tous, au fond, sont engagés, même si on ne réserve le terme qu’à ceux qui posent « les questions qui fâchent », laissant ainsi entendre que les autres seraient « normaux ». Celui qui joue le jeu de la pensée dominante, qui accepte la « médiocratie », n’est pourtant pas plus objectif que l’intellectuel critique. Le choix n’est donc pas entre la neutralité et l’engagement, mais dans la teneur de cet engagement. Deneault, lui, choisit le radicalisme de gauche, comme en fait foi Politiques de l’extrême centre (Lux, 2016), son plus récent essai.
La psychologue Rachida Azdouz, le journaliste français Laurent Debesse, le professeur Normand Baillargeon et le sociologue Patrick C. Pilote témoignent aussi, dans cet ouvrage, de leur manière de concilier savoir et engagement. L’autobiographie que propose Pilote est particulièrement saisissante. Le sociologue y raconte sa « carrière de délinquant », attribuable, selon lui, à un sens aigu de l’injustice sociale, et explique que son engagement pour la pensée critique trouve sa source dans cette expérience primordiale de la déviance.
« Tout artiste aujourd’hui est embarqué dans la galère de son temps », écrivait Camus. La formule, ajoute à raison Deneault, vaut aussi pour les penseurs. La neutralité n’existe pas, pas plus pour les savants que pour les autres. Alors, la soumission à l’ordre établi ou la critique ?