Big Brother et «Five-eyes»

La consultation sur la sécurité nationale menée par le gouvernement Trudeau tire à sa fin et deux événements récents appellent les Canadiens à la plus grande vigilance pour la suite des choses. L’affaire de la surveillance des journalistes au Québec et le jugement de la Cour fédérale sur la collecte et la rétention de données personnelles par le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) montrent bien que l’équilibre entre la sécurité et la protection de la vie privée reste au centre des préoccupations devant les demandes incessantes de pouvoirs accrus des autorités.

Les libéraux ont promis en campagne d’« annuler les dispositions problématiques » du projet de loi C-51 adopté en vitesse après les attaques d’octobre 2014, législation qu’ils avaient appuyée avec réserve. Ils ont inclus cet engagement dans une consultation plus large basée sur un Livre vert qui lance les discussions.

Le gouvernement est déjà passé à l’action sur un aspect de la consultation, soit la supervision politique des agences et organismes chargés de la sécurité nationale. Le projet de loi C-22 prévoit la formation d’un Comité parlementaire sur la sécurité nationale et le renseignement. Tenus au secret, ses membres auront un accès sans précédent au Canada aux informations sur les opérations liées à la sécurité nationale.

Le ministre de la Sécurité publique, Ralph Goodale, a expliqué son empressement en indiquant que le Canada était une « anomalie » en la matière par rapport à ses partenaires de ce club du renseignement qu’est le « Five-Eyes », qui regroupe aussi les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Il s’est d’ailleurs rendu en début d’année à Londres, se disant inspiré par le modèle britannique, qui a le grand mérite selon lui de ne pas avoir donné lieu à des fuites qui auraient pu mettre en danger la sécurité nationale.

La participation du Canada aux échanges du groupe Five-Eyes est d’ailleurs un élément central du contexte dans lequel les nouvelles normes canadiennes sur la sécurité nationale seront définies. C’est un aspect que les Canadiens doivent garder à l’esprit quand ils évaluent les positions des autorités compétentes et des défenseurs de la vie privée.

Étant donné l’attirance britannique du ministre Goodale, l’adoption jeudi dernier à Londres du projet de loi sur les pouvoirs d’investigation mérite l’attention. Surnommée la « Charte des fouineurs » par ses critiques, la législation accorde les plus amples pouvoirs en Occident aux trois grands services britanniques du renseignement. Elle a certes le mérite de définir clairement pour la première fois les pouvoirs en question. Le problème, c’est qu’elle autorise essentiellement les trois agences à faire légalement ce qu’elles ont fait illégalement pendant 17 ans en récoltant en masse les données personnelles confidentielles des citoyens. Des contestations judiciaires sont déjà annoncées.

Les agences britanniques pourront se livrer à la collecte et à l’interception en vrac des communications ainsi que des métadonnées, pratique pour laquelle le Centre canadien de la sécurité des télécommunications s’est déjà fait taper sur les doigts. La réprimande de la Cour fédérale adressée au SCRS portait aussi sur la rétention de telles données.

Fait intéressant, d’autres dispositions de la même loi se retrouvent parmi les hypothèses soumises aux Canadiens par le ministre Goodale dans son livre vert. C’est ainsi que les fournisseurs britanniques de services de communication (FSC) devront conserver pendant une année les données de navigation en ligne de leurs clients et que les enquêteurs pourront accéder sans mandat aux données de connexion. Les FSC seront contraints d’aider les autorités lors d’interceptions ciblées, en plus de devoir retirer sur demande leur propre chiffrement des données.

Ajoutez à cela les pressions exercées par les patrons des instances canadiennes et on comprend que le gouvernement Trudeau devra naviguer en eaux troubles. Le commissaire Bob Paulson, de la GRC, réclamait encore la semaine dernière l’accès sans mandat aux données d’abonnement des clients des FSC canadiens, allant à l’encontre d’un jugement de 2014 de la Cour suprême. En l’état actuel de la loi et des technologies, il ne garantit pas de pouvoir aider une victime de criminalité en ligne, qu’on parle de pédophilie, d’intimidation ou de crime économique, et pas seulement de terrorisme. Le Canada est « le traînard » au sein du Five-Eyes, clame le patron de la GRC.

M. Paulson travaille aussi en coulisse. À preuve, cette note de breffage de la GRC au conseiller à la sécurité nationale de Justin Trudeau obtenue par la CBC, qui affiche une colonne vide pour le Canada au sujet de six pouvoirs d’enquête. Les Australiens, les Néo-Zélandais et les Britanniques font face aux autorités les plus intrusives, alors que les Américains sont encore en bonne partie épargnés grâce aux révélations d’Edward Snowden, qui ont freiné les élans des services de renseignement. Le Canada pourrait cependant se retrouver bientôt fin seul à la suite de l’élection d’un Donald Trump qui parle même d’utiliser les services de renseignement contre ses adversaires politiques.

À voir en vidéo