Les anglicismes
Qu’est-ce qu’un anglicisme ? La question paraît simple, mais elle est labyrinthique. Elle touche à la linguistique, la terminologie, la politique, auxquelles se mêlent les valeurs de chacun, sa culture, sa classe sociale et sa vision du monde. D’où le fait que les débats sur les anglicismes tournent presque toujours au foutoir. Et c’est pire quand les gens commencent à parler des anglicismes comme prétexte pour exprimer en biaisant leur xénophobie, leur sexisme ou leur âgisme.
C’est ce que je redoutais du colloque sur les anglicismes au Musée de la civilisation à Québec à la mi-octobre, organisé par l’OQLF dans le cadre de la réunion annuelle du Réseau des organismes francophones de politique et d’aménagement linguistique. L’événement réunissait une brochette de savants et de fonctionnaires venus de France, du Québec, de Belgique et de Suisse, mais aussi du Cameroun, de Maurice, de Catalogne et de l’Ontario.
Heureusement, le crêpage de chignon tant redouté n’a pas eu lieu. On y discutait parfois avec animation des anglicismes, mais sans y mêler trop de préjugés. Tous les participants ont d’ailleurs été un peu surpris de la qualité des discussions, à commencer par l’organisateur en chef, Robert Vézina, le patron de l’OQLF, qui a raconté que le réseau a beaucoup hésité à choisir ce thème, car on craignait que les participants finissent par se crier des noms d’oiseaux.
La tyrannie de l’usage
Si le colloque portait sur les anglicismes, son sujet véritable était l’usage, selon moi. Car entre l’emprunt accepté (et souvent francisé) et l’anglicisme, tout est affaire d’usage. Plusieurs intervenants ont répété une citation que je connaissais, mais dont le sens profond ne m’avait jamais frappé auparavant : « L’usage a toujours raison, même quand il a tort. »
Les bons terminologues, qu’ils soient professeurs ou fonctionnaires, s’obsèdent tous à comprendre l’insaisissable usage. Pourquoi courriel a-t-il remplacé e-mail ? Pourquoi a-t-on préféré collimage à créacollage pour scrapbooking ?
La question de l’usage était même la raison de ma présence là, puisque j’y avais été invité avec deux autres journalistes et la directrice des communications de CAA-Québec. À vrai dire, j’ai mis du temps à le comprendre. Même la veille de mon départ à Québec, je ne savais pas ce que j’allais faire là. Après tout, je ne suis ni linguiste ni grammairien, mais un simple technicien de la langue. J’ai beau avoir un dada pour la pop-linguistique, ça ne fait de moi ni un maître ni un docteur. À franchement parler, j’avais l’impression d’y aller en imposteur.
C’est la réaction enthousiaste des participants aux propos de la représentante de CAA-Québec qui a tout éclairé. Pour l’essentiel, elle leur a expliqué que le CAA-Québec, avec 1,2 million de membres et une demi-douzaine d’organes de communications, arbitre chaque jour les anglicismes. Ses choix ? Ils s’en balançaient. Eux, ce qu’ils voulaient, c’était le processus. Bref, nous étions invités à ce colloque à titre de « représentants de l’usage ». Vous en voulez, du processus ? En v’là.
Le pays langagier
Les journalistes travaillent dans une étrange contrée épistémologique, aux confins du réel, de la norme et de l’usage. Nous sommes souvent les premiers à devoir vulgariser pour un public vaste des concepts nouveaux, voire ésotériques, souvent formulés d’abord en anglais. Vis-à-vis des organismes publics de terminologie, mais aussi du Larousse, du Robert ou d’Antidote, nous sommes à la fois utilisateurs et concurrents, puisque prescripteurs.
En général, les journalistes, comme les traducteurs et autres langagiers, travaillent selon le critère principal de la recevabilité supposée du terme à vulgariser ou à traduire, avec parfois des considérations basées sur la mode ou le style — et certaines politiques éditoriales de la maison. Alors quand je veux parler de binge watching et que l’OQLF me propose « visionnement en rafale », je décroche et je prends « gavage télé ».
Mais on ne tombe pas nécessairement sur « gavage télé » du premier coup. En fait, la contrainte de temps détermine tout : on n’a pas que ça à faire ! Et je dois dire, à en juger par les réactions de l’auditoire, à Québec, que certains sont tombés des nues. Si la solution qu’on nous propose ne fonctionne pas, on passe vite à un autre appel sans état d’âme.
J’ai bien d’autres idées sur le sujet dont je vous reparlerai quand je serai allé visiter les terminologues de l’OQLF. Mais j’ai néanmoins une certitude, et c’est le temps — celui que j’ai ; et celui que je n’ai pas.
L’emprunt n’est rien d’autre, au fond, qu’un raccourci commode. Le terminologue qui comprend ça touche à l’usage. Une solution technocratique qui ne remplit pas ce critère ne sera jamais adoptée. Pourquoi l’usage a-t-il toujours raison même quand il a tort ? C’est parce qu’il est gouverné par le temps — celui que nous n’avons pas.