Des poubelles trois étoiles

La communauté des glaneurs alimentaires a ses codes, ses règles de bonne conduite.
Photo: Fabrice Gaëtan La communauté des glaneurs alimentaires a ses codes, ses règles de bonne conduite.

Dina, Éric, Fabrice, Jonathan, Julien, Marie-Claude, Maude, Constance, Loïs, Thibault, Guillaume et moi. Certains se sont changés dès leur arrivée chez nos hôtes. Par politesse, par hygiène. C’est que le groupe vient de faire deux heures de poubelles. À 19 h, tout le monde s’active autour du chef pour préparer un souper gastronomique à partir des déchets montréalais qui ont été glanés.

La tournée a commencé comme prévu vers 17 h. Veille d’Halloween. Pas de pluie, juste une petite fraîcheur. Nous n’avions pas l’air de zombies. Pourtant, aveuglés par les quelques phares de voitures s’engouffrant dans les ruelles, nous faisions certainement un peu sourciller avec nos sacs d’épicerie à terre, la grosse carriole en bois attachée au vélo de Thibault non loin, les sacs à ordures soigneusement ouverts et examinés à la lampe torche.

Pourquoi vouloir fouiller les poubelles de commerces alimentaires, puis se lancer dans la préparation d’un souper à partir de tous ces déchets récupérés ? Pour prendre conscience de ce que nous gaspillons, du cycle de surconsommation que nous entretenons avec des dates de péremption qui, pour la plupart, ne sont qu’un prétexte économique pour alimenter ledit cycle.

Sans dénoncer tel propriétaire ou gérant de commerce visité pour cette virée « déchétarienne » organisée par Guillaume Cantin (ex-chef au restaurant montréalais Les 400 Coups, aujourd’hui consultant et participant de différentes activités culinaires) et Thibault Renouf (ancien collaborateur de la plateforme de commerce électronique Provender, aujourd’hui fondateur de Chef514.com, un catalogue en ligne pour la mise en marché de produits agroalimentaires québécois auprès des chefs), oui, on peut affirmer que nous avons un sérieux problème de poubelles.

Des poubelles débordent de produits frais ou secs encore consommables. Lire que le Canada gaspille pour 31 milliards de dollars de nourriture chaque année est une chose, constater sur le terrain une infime partie de ce gâchis en est une autre. « Le but n’est pas de dénoncer ceux qui jettent, mais d’ouvrir la discussion », rappelle Guillaume.

La communauté déchétarienne

 

Nous sommes donc partis à l’assaut de poubelles intéressantes sur le plan alimentaire, celles notamment pointées sur des cartes Google plus ou moins mises à jour par la communauté de déchétariens (dumpster divers en anglais). Là, vous trouverez des sacs remplis de pains. Ici, des petits sacs de luzerne biologique. Prière de garder l’endroit propre, de bien refermer les sacs, de penser au suivant et de ne pas tout prendre pour le revendre.

La communauté des glaneurs alimentaires a ses codes, ses règles de bonne conduite. Beaucoup prennent en photo leurs trouvailles et les mettent sur des pages Facebook spécialement créées. Pour montrer, démontrer et inviter au partage. Celui de la cause, mais aussi le vrai partage ! « Vous pouvez passer chez moi pour récupérer telle affaire. »

La communauté actuelle de déchétariens offre un large éventail de profils. Cela va du militant pur et dur, très politisé, à la jeune étudiante qui voit dans cette pratique un moyen radical de réduire son budget d’épicerie. Dans notre groupe, Loïs fait partie de ceux qui ramassent régulièrement des produits sur le chemin, entre deux cours à l’Université de Montréal dans le cadre de sa thèse en mathématiques. Lui et Thibault y vont franchement, les deux jambes bien campées dans l’immense conteneur à déchets.

Sur place, d’autres déchétariens ayant ce même profil hyperorganisé et concentré vaquent à leur sélection. Ça, je prends, ça, je mets de côté, ça, le veux-tu ? etc. Viandes et poissons sont généralement délaissés. Trop d’inconnues en matière de salubrité ! Les fruits, les légumes, les produits laitiers et céréaliers sont les catégories d’aliments les plus recueillies par les déchétariens.

Nous croisons aussi d’autres déchétariens, de ceux qui parlent peu ; c’est que la discrétion est de mise. « Salut ! Moi, c’est Émilie. Oui, je fais ça depuis environ cinq ans. C’est devenu un réflexe, un peu obsessif ! » Il y a aussi les débutants qui ne savent pas par quel bout commencer. On échange alors en paroles et en récolte glanée. Tiens, prends cette énorme aubergine, elle a juste un bel oeil au beurre noir ici, mais pour le reste, elle est impeccable.

Le spécial du chef

 

Deux heures plus tard, les fermetures des sacs à dos sont prêtes à lâcher et la carriole de Thibault déborde : verdure, casseau de tomates cerises multicolores, pêches, poires, quinoa, pain, yogourts… Et encore, nous en avons laissé derrière et visité seulement quelques sites indiqués sur la carte. Chez Dina et Éric qui nous reçoivent, tout le monde s’émerveille et s’affaire autour du trésor collectif. Soupirs de satisfaction. Non pas la satisfaction d’avoir joué au contrevenant, mais celle d’avoir mis la main sur des aubaines, de les avoir sauvées du système de l’enfouissement avec, pêle-mêle, plastique, bois, carton…

Le chef Guillaume annonce alors le menu : punch épicé aux fruits (pommes, poires et nectarines récupérées puis passées à la centrifugeuse) ; soupe de tomate avec brunoise de poivrons de couleur garnie de croûtons humus au sriracha en entrée ; quinoa rouge avec de la crème de laitue et demi-laitue braisée et arilles de pomme grenade en plat de résistance ; puis, pour finir, un pudding au pain sauvé (des poubelles !) servi avec du yogourt au café et au cumin et de fines tranches de pêche au sirop léger.

Du sel, du lait et des oeufs pour le dessert. C’est tout ce que le chef a rapporté de chez lui, en plus de sa créativité et de sa préoccupation pour les causes alimentaires qu’il choisit de défendre par sa pratique professionnelle. De son côté, Thibault est allé acheter quelques bouteilles. Un souper gastro-déchéto-éthique, ça se fête.

Et après ?

À table, les discussions vont de la nature politique du mouvement déchétarien — nouvelle forme de militantisme alimentaire — à toutes ces possibilités de transformer les victuailles non désirées. Une grande question plane aussi : que fait-on après (après s’être partagé ce trésor, après avoir tout nettoyé, rangé la vaisselle prêtée par l’organisme Renaissance) ? S’arrête-t-on à cette expérience juste pour dire « Je suis capable ! Je l’ai fait ! », ou poursuit-on la réflexion sur les routes éventuelles que pourraient emprunter ces sauvetages de déchets alimentaires ?

Guillaume et Thibault pensent déjà à la suite, aux circuits complets qui pourraient être mis en place. Car nos poubelles sont pleines de ressources.


Pour aller plus loin

Début de la vague de déchétarisme (dumpster diving) au commencement des années 2000, aux États-Unis. Il y a eu un pic de notoriété, des reportages-chocs, puis le couvercle est retombé sur les poubelles. Le mouvement revient avec la lutte contre le gaspillage alimentaire qui a actuellement le vent dans les voiles.

En France, la nouvelle Loi sur la lutte contre le gaspillage alimentaire, votée à l’unanimité, oblige les supermarchés à gérer leurs invendus alimentaires encore consommables (en les donnant à des organismes) et à ne pas les rendre impropres à la consommation (en y versant des produits toxiques, comme de l’eau de Javel).

Deux films à voir : Les glaneurs et la glaneuse, de la cinéaste française Agnès Varda (2000), et Dive !, de l’Américain Jeremy Seifert (2010).

Des chefs étoilés qui concoctent un banquet à partir de déchets alimentaires ? C’est l’émission de téléréalité Great British Waste Menu diffusée sur la chaîne BBC One (2010).

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

Propos glanés ici et là

« Il y a trop de bouffe ! Il y a une limite à ramasser. »

« Ce n’est même pas une question de besoins financiers pour certains [de fouiller dans les poubelles, de ramasser], c’est une question de besoin moral. »

« Lorsque tu mets les mains dedans (littéralement dans la poubelle !), tu comprends qu’il y a un problème. On cherche des solutions à cela. »

« Il n’y a rien d’illégal à venir fouiller. C’est juste mal vu par la plupart des gens. »

Le Renoir

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