L’art de faire vieillir

Un bouchon d’argile mis sur le pédoncule permet d’éviter l’évaporation de l’eau et donc de ralentir le mûrissage.
Photo: Sophie Suraniti Un bouchon d’argile mis sur le pédoncule permet d’éviter l’évaporation de l’eau et donc de ralentir le mûrissage.

Les fromages s’affinent, les vins se bonifient, les viandes maturent, les fruits et les légumes mûrissent… Un fruit mûr ? En voilà tout un exploit de nos jours ! Trop chaud, trop froid, trop de lumière. On les oublie sur le comptoir ou au frigo ; pire, on les fait cohabiter avec d’autres qui accélèrent leur vieillissement ! Flapis, durs, sans saveur… Pas facile de bien faire vieillir.

C’est en discutant avec la copropriétaire et sommelière en chef du restaurant Moleskine, Véronique Dalle, que le sujet est arrivé sur la table. À point. Comme cette nectarine à la peau de bébé servie en fin de repas et accompagnée d’une belle crème fouettée maison. Un bonheur tout simple en bouche.

S’il y a bien une chose qui s’est perdue et après laquelle courent nos papilles, c’est le goût du fruit mûr et de celui servi sans tralala en dessert.

Au nouveau Moleskine, situé sur l’avenue du Parc à Montréal, le chef Frédéric St-Aubin s’est bricolé une petite chambre de mûrissement pour servir des fruits à point à ses clients. Une idée toute simple, mais ô combien originale et plutôt incroyable aujourd’hui ! Sur le menu, donc, cette humble mention : « Fruit du jour ».

En août 2015, dans le cadre d’une exposition à Espace Projet, les cofondatrices de l’entreprise Jarre, Gabrielle Falardeau et Élyse Leclerc, démontraient à travers différents petits travaux exploratoires l’usage et la pertinence de l’argile comme moyen de conservation des aliments. On pouvait notamment y admirer de beaux poivrons joufflus et encapuchonnés.

Ce bouchon d’argile mis sur le pédoncule permettait d’éviter l’évaporation de l’eau et donc de ralentir le mûrissage du fruit — dans le même esprit que le bouchon de cire mis sur la queue de certaines variétés de poires en Europe. Depuis, les deux jeunes entrepreneures qui se penchent et s’épanchent sur la relation qu’ont les gens avec les aliments frais à la maison ont sorti La Denise, un petit ensemble mobilier conçu en trois sections (sable, eau, air), qui permet de conserver les fruits et légumes dans un environnement adéquat. À travers leurs objets de design, Gabrielle et Élyse apportent des solutions pour mieux conserver, et donc moins gaspiller.

À quel moment faut-il consommer tel fruit ou tel légume ? Comment savoir à l’épicerie que celui-ci est prêt à manger ou doit attendre quelques jours ?

« Notre travail est de répondre à ce genre de questions, de faciliter la tâche. [Et aussi de l’embellir, car en plus d’être utiles, les objets de Jarre sont très beaux.] Proposer des trucs hyper simples comme tremper le pédoncule d’un légume dans de l’argile ou de la cire afin de contrôler son mûrissement fait partie des choses que l’on souhaite développer », confie Gabrielle.

Toute une science

 

Mais si le mûrissement se révèle tout un art de bricolage, d’astuces, de petits savoirs, et parfois même de beau design, il est aussi et surtout une science.

Yves Desjardins, professeur et chercheur en physiologie végétale à la Faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation de l’Université Laval, pose de suite le contexte. En matière de mûrissement des fruits et des légumes, deux grands types se côtoient.

D’abord, il y a les fruits dits climactériques (avocat, banane, pêche, poire, pomme, tomate…), qui ont la capacité de mûrir lorsqu’ils sont stimulés par l’éthylène.

Cette hormone végétale volatile est produite par les fruits qui commencent à mûrir. L’éthylène entraîne toutes les autres réactions qui mènent au mûrissement — comme une sorte de réaction en chaîne, appelée réaction autocatalytique.

« Ça nous prend donc au départ un peu d’éthylène pour pouvoir en produire par la suite », explique le professeur. Ces fruits ont la capacité de le faire. Et puis, il y a tous ceux dits non climactériques et dont le mûrissement s’arrête dès qu’ils sont cueillis. Comme les bleuets, les citrons, les concombres, les fraises, les oranges ou encore les raisins.

« Très souvent, dans les marchés d’alimentation, les fruits et les légumes vont être vendus très immatures pour éviter les pertes occasionnées par le surmûrissement », explique le chercheur, qui s’intéresse aux composés santé produits lors du mûrissement, notamment ceux des petits fruits comme le bleuet et la fraise, deux fruits non climactériques qu’il faut cueillir matures.

On doit attendre que ces fruits gagnent en maturité. Sachant que ce principe du mûrissement résulte de plusieurs phases physiologiques : le ramollissement des parois cellulaires des fruits (dégradées par des enzymes végétales), l’inversion des sucres (l’amidon est transformé en sucre sous l’action de certaines enzymes), la production d’odeurs (les flaveurs typiques de fruits). Et tout cela ensemble !

Le toucher — qui reste le meilleur moyen pour savoir si le fruit est mûr — et le goût sont donc intimement liés. Si une poire est dure, on l’oublie, elle n’aura pas de goût !

Depuis plusieurs années, l’industrie tente de ralentir le vieillissement des fruits et des légumes de plusieurs manières : en contrôlant les conditions d’entreposage (par exemple, les producteurs de pommes vendent ces fruits à atmosphère contrôlée, c’est-à-dire qu’on augmente la teneur en CO2 dans l’atmosphère pour empêcher la production d’éthylène) ; en développant de nouveaux emballages (comme ceux de plastique sous atmosphère modifiée, avec des indicateurs de maturité ou encore comestibles à base de chitosan, un polymère produit à partir des carapaces de crevettes) ; en modifiant ou transformant certains gènes pour contrôler le mûrissement (avec les nouveaux outils de la biotechnologie CRISPR).

Des idées toutes simples, des pistes exploratoires, de beaux objets, du gros bon sens (pourquoi du chou-fleur ou du blé d’Inde complètement effeuillés ?), des connaissances, des technologies complexes… pour que l’art du mûrissement ne se transforme pas en art du pourrissement.


Truc de chercheur*: frappez une pomme!

On connaît le principe de la banane dans le sac pour accélérer le mûrissement des avocats, des mangues ou encore des pommes trop vertes, mais connaissez-vous le truc de la pomme frappée ? Prenez-en une et cognez-la sur la table. Un bon petit coup pour faire une bonne prune !

Ajoutez-la dans un sac en papier brun (ainsi l’humidité ne « monte » pas trop haut, donc moins de risques de développement de champignons). La pomme poquée va produire beaucoup d’éthylène en raison du stress qu’elle vient de subir (de l’éthylène de stress). On la comprend.

Mûrissement accéléré !

*Yves Desjardins, professeur et chercheur en physiologie végétale à la Faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation de l’université Laval.

Pour aller plus loin

Le guide de conservation de Jarre, téléchargeable en ligne, gratuit. Aussi, l’article d’Éliane Brisebois, dans Le Devoir, sur la démarche de cette jeune entreprise montréalaise qui combine design et conservation alimentaire.

Au Québec, le long de la Côte-de-Beaupré, on peut encore admirer les caveaux à légumes qui servaient à l’époque de la Nouvelle-France pour entreposer tout ce qu’on récoltait. Aujourd’hui, les caveaux à légumes et les chambres froides font un timide retour. Pour ceux qui veulent se lancer, un guide très complet : Construire une cave naturelle : construction et aménagement d’espaces pour la conservation des fruits et des légumes, de Claudia Lorenz-Ladener (Ulmer, 2012).

L’emploi de l’argile pour conserver : une jeune Marocaine, Raowia Lamhar, a développé un frigo en argile (entreprise Go Energyless).

L’université de Californie à Davis a un référentiel très détaillé pour la conservation de chaque fruit et légume.

Pour comprendre les technologies CRISPR, lire à ce propos le texte de Pauline Gravel dans Le Devoir.

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