Le secret dans la peau

Une jeune fille de 16 ans, seule au monde, donne son bébé en adoption. Comment surmontera-t-elle sa culpabilité, sa honte ? Et l’enfant, de son côté, comment survivra-t-il à cet abandon ?
Sophie Bienvenu tient le pari de montrer les deux côtés de la médaille, en alternance, dans Autour d’elle. On voit évoluer mère et fils sur une période de près de 20 ans, séparément. Elle, incapable de l’oublier, lui, ne cessant de la chercher.
Les retrouvailles auront-elles lieu ? Ce n’est là qu’un aspect du filon narratif. L’auteure d’Au pire, on se mariera et de Chercher Sam explore bien d’autres avenues dans son troisième roman.
Des rebondissements nous attendent au tournant. Dont un événement-choc, qui donne lieu à un dénouement pas du tout prévisible. Jusqu’à la toute fin, quand on croit deviner ce qui va se passer, des retournements de situation se produisent.
Du fils, Adrien, on apprendra qu’il grandit dans une famille aisée, aimante. Qu’il sait s’attirer les faveurs des filles depuis tout petit. Qu’il développe un talent certain pour la musique. Et qu’avec son meilleur ami, il enquête sur sa mère naturelle dans l’espoir de la retrouver.

C’est autour de la mère qu’on tourne le plus. Autour de son désarroi, de sa peine, de sa solitude extrême. Florence s’est retrouvée enceinte la première fois qu’elle a fait l’amour. Le futur père en question, qui l’a congédiée sitôt sa besogne terminée, n’en a rien su. Elle ne l’a jamais revu.
Aucun soutien, personne pour la conseiller, l’entourer. Pas d’amis. Quant à ses parents, ils vivent leur propre drame. Leur séparation a laissé en eux des séquelles qu’ils peinent à surmonter : l’adolescente ne peut compter ni sur sa mère suicidaire, ni sur son père perdu dans les brumes de l’alcool.
À la naissance du bébé, elle refuse de le regarder. Pas question de s’attacher. Une fois séparée de son enfant, elle vivra séparée d’elle-même. Et des autres. Refus de s’attacher à qui que ce soit. Un tatoueur fou amoureux d’elle l’apprendra à ses dépens.
Vraiment spéciale, Florence. Charismatique. Elle attire les autres à elle comme un aimant, suscite la bienveillance. Mais elle demeure pour tous énigmatique. Une huître.
Seule la photographie allume cette errante sans attaches. Elle en fera un métier. Elle explorera le monde comme reporter photo. Réfugiée derrière la lentille de son appareil, elle se sentira utile, trouvera un sens à sa vie. Même si…
Sur son poignet : une date tatouée. La date de naissance de son fils. Impossible de l’oublier. Et impossible d’avouer à qui que ce soit ce secret qui lui empoisonne la vie. Elle demeure enfermée au fond d’elle-même, dans la culpabilité, la honte, le chagrin.
Fragments de portraits
Pathos, que tout cela ? Pas du tout. Et c’est là un des tours de force d’Autour d’elle. C’est dû en grande partie à la structure inventive du roman. À la façon qu’a l’auteure de nous livrer au compte-gouttes les informations, d’approcher par petites touches les deux protagonistes principaux. De l’extérieur. Par le biais d’une vingtaine de personnages.
C’était risqué. Passer d’un personnage à l’autre, d’un monologue à l’autre. Tourner autour de Florence, de son fils aussi, ponctuellement, par le biais des gens qu’ils ont croisés de près ou de loin dans leur vie. Sans qu’on puisse jamais avoir un portrait complet de l’un ou de l’autre.
Multiplier les « je », les points de vue, sans transition. Un peu comme si chacun se passait de main en main une caméra et filmait un aspect de l’enfant ou de la mère. Aux lecteurs de faire les liens entre les différents fragments de portraits.
Plus risqué encore, s’attarder à l’histoire de chaque intervenant. Rentrer dans leur vie à eux. Assister à leurs problèmes de couple, passer en revue leur situation familiale, professionnelle. Et voir de l’intérieur comment ils se dépatouillent, quelques-uns moins bien que d’autres, avec tout ça.
Prennent le relais tour à tour une caissière de magasin envieuse de sa patronne, le propriétaire désarçonné d’une boutique photo, un préposé attentif à la détresse humaine dans un hôpital, une petite fille qui se questionne pour savoir qui inviter à son repas d’anniversaire, une femme en dépression post-partum, un petit Afghan déboussolé dans un camp de réfugiés…
On pourra s’interroger en cours de route sur la pertinence de certains monologues. Tous ne sont pas aussi prenants. Et certains arrivent comme un cheveu sur la soupe : on se demande ce qu’ils apportent vraiment au récit.
Parmi les partitions les plus réussies : celle qui ouvre le livre. C’est un ado qui parle. L’ado qui a fait l’amour avec Florence la première fois. C’est par ses yeux à lui qu’on assiste à la scène. C’est avec sa couleur à lui qu’il nous la décrit.
Ça donne entre autres ceci : « Fait qu’on est dans ma chambre, on frenche, pis je caresse ses seins par-dessus son chandail. Elle se laisse aller à un petit gémissement. J’enfouis ma tête au creux de son cou et je lui dis : “Câlisse que tu m’excites…” »
Danger de l’attachement
Autre moment fort du roman, quand le tatoueur qu’a laissé tombé Florence ressasse sa relation amoureuse avortée. « Tu voulais pas t’attacher, parce que c’est trop dangereux, à cause de ta famille de marde, de ta mère suicidaire rendue dans une secte ou wathever, de ton père qui se sacre de toi pis qui boit et de je sais pas quoi d’autre que tu m’as jamais avoué. »
Et puis, à la toute fin, arrive le moment où Florence elle-même donne la version de sa propre histoire. Quand elle s’interroge sur la marche à suivre pour la suite des choses, on est plus que jamais au plus près de son trouble, de ses contradictions.
On savait depuis Au pire, on se mariera, dont la version filmée de Léa Pool verra le jour en 2017, que Sophie Bienvenu pouvait faire crier les mots sur la page, alors qu’elle donnait la parole à une fille de 13 ans hyper poquée, pleine de rage.
On savait aussi, avec Chercher Sam, que l’écrivaine pouvait s’immiscer dans la tête d’un jeune sans-abri et coller tout à fait à son désarroi, à sa réalité. Dans une langue âpre, écorchée.
L’auteure de 36 ans parvient dans Autour d’elle à donner une couleur distincte à ses multiples personnages. Elle sait trouver un langage propre à chacun, un ton, un rythme. De ce point de vue, elle se surpasse. Même si la force de frappe du livre comme tel apparaît moindre, moins frontale que pour ses deux romans précédents, que dans Au pire, on se mariera, surtout.
C’est l’accumulation, la coexistence des différentes voix, des différents langages qui font d’Autour d’elle un ouvrage d’exception. Le large spectre de registres exploré avec justesse par Sophie Bienvenu constitue en soi ce qui ressemble à un exploit.