Rhabiller le petit
Dire que la socialisation en ligne a brouillé les frontières de l’intimité dans nos sociétés connectées relève désormais du truisme. Soutenir qu’il est à peu près temps de s’en préoccuper l’est par contre un peu moins. Et c’est bien dommage.
Or, dans les derniers jours, une drôle d’histoire a, une nouvelle fois, fait son apparition comme pour nous rappeler l’importance de ne pas oublier une dimension fondamentale dans le culte très contemporain de la surexposition du je : le discernement.
L’anecdote, disons-le franchement, a été un peu montée en épingle par un hebdomadaire populaire d’Autriche, avant de se répandre à travers le monde dans les univers numériques avides d’extraordinaire et d’indignation. Une jeune fille de 18 ans, de la région de Carinthie, au sud du pays, aurait décidé de traîner ses parents devant les tribunaux pour la publication sans son consentement de photos d’elle durant toute son enfance, sur Facebook.
Il y était question de 500 clichés d’elle, dont plusieurs dans des situations gênantes — en train de faire pipi sur un pot, en train de se faire changer la couche, etc. — exposés depuis 2009 sans vergogne aux 700 amis de la famille. Malgré les plaintes de la fille, le père estimait qu’il avait le droit de diffuser toutes ces photos de son intimité familiale puisqu’il était le propriétaire et le créateur de ces clichés.
Vérifications faites, la cause n’est peut-être pas aussi réelle que l’hebdomadaire a cherché à le faire croire dans ses pages, contrairement à la préoccupation incarnée par cette fable contemporaine qui, elle, tient bel et bien de la réalité : l’exposition de sa vie quotidienne en ligne, en détail et en photo, pour affirmer que l’on est vrai, authentique et que l’on existe, va depuis longtemps beaucoup trop loin, particulièrement lorsqu’elle implique l’entourage, la famille, les amours ou les enfants du confident excessif. Ne manquent que les drames vrais pour le révéler. Sans doute.
Destin brisé
Ce drame, c’est peut-être celui de Tiziana Cantone, cette Italienne de 31 ans qui s’est suicidée la semaine dernière, un an après l’apparition en ligne d’une vidéo qui la montrait en pleins ébats amoureux avec son petit ami. Elle avait cherché à faire retirer ce fragment d’intimité qui s’était retrouvé sur les nouvelles places publiques numériques. En vain. Abîmée par la férocité du Web, incapable de résister à une mécanique implacable, elle a sombré.
En marge de ce drame, le quotidien Corriere della Sera a évoqué l’impossible droit à l’oubli dans ces univers où l’information se partage, se multiplie, se disperse désormais dans un chaos, une liberté parfois délétère, en posant toutefois la bonne question : quand allons-nous commencer à parler de la responsabilité sociale et collective de ceux et celles qui participent à la propagation et la diffusion de toutes ces intimités sur la place publique ? Un partage qui se joue désormais dans des mondes sans balises où la possibilité de le faire, jumelée au fait que tout le monde le fait, devient ce grand justificatif universel à la diffusion d’information. Sans le consentement éclairé de tous les sujets photographiés, sans considération de la pertinence, ni de la conséquence.
Et pourtant, la publication en mars dernier d’une recherche menée auprès de jeunes et de leurs parents sur l’éthique et le Net par des chercheurs de l’Université de Washington a tout pour rallumer la lumière. En effet, les enfants s’y présentent comme des êtres de raison bien plus alertes que leurs parents face aux conséquences sociales de tous ces épanchements numériques. Ils réclament même l’adoption d’une règle familiale pour que rien ne soit diffusé sur eux sans leur autorisation préalable. Il paraît que la vérité aurait le privilège de certaines bouches.
L’âge de raison
En juillet dernier, la chroniqueuse américaine Elizabeth Bastos a d’ailleurs annoncé qu’elle allait cesser d’écrire sur ses enfants, et ce, après des années à exposer leur quotidien sous toutes les facettes sur son blogue. Dans son papier, l’Américaine bien de son temps reconnaît avoir succombé aveuglément à cet appel du récit vrai auquel carbure la culture numérique et précise que c’est son père qui l’a ramenée à la raison après qu’elle lui a dit vouloir parler de la sexualité de ses enfants devenus adolescents sur son blogue. L’intime était rendu si loin, perdu dans la sphère publique, qu’elle n’en voyait même plus les frontières.
Il lui a dit : surtout pas, en parlant du respect et du bien-être de ses petits-enfants. Peut-être que le vieil homme vient de lui éviter un procès qui, après avoir été fabulé en Autriche, pourrait très bien trouver aux États-Unis les conditions idéales pour s’incarner un jour, vraiment.