Les 100 ans de Ferré

Mercredi dernier, Léo Ferré aurait eu 100 ans. À côté de son nom, on peut lire : « Né Léo Albert Charles Antoine Ferré le 24 août 1916 à Monaco et mort le 14 juillet 1993 à Castellina in Chianti (Toscane). » Mais il y a plus. Mais il y a mieux.

46 ans de carrière, une quarantaine d’albums, des spectacles à la volée, un drapeau noir brandi, une profondeur de champ, un homme truffé de contradictions. Un immense artiste.

Oh ! L’anecdote retient aussi son affection pour sa guenon, Pépée, qui brisa son couple comme une jeune poulette. On évoque ses accents de misogynie entre trois chants d’amour et de liberté. On a lu plus tard le livre-témoignage de son ex-belle-fille, Annie Butor, qui écorchait son mythe.

Aujourd’hui, la postérité tente d’arracher les dents à l’auteur-compositeur-interprète de toutes les révoltes, pour l’empailler avec une mine presque sage. N’en croyez rien. L’été s’en fout. Pas sûr.

D’ailleurs, à Montréal, les 11 et 12 novembre, PPS danse et Coup de coeur francophone consacreront à sa mémoire un spectacle hommage à la Cinquième salle de la Place des Arts. De 1963 jusqu’à la fin de sa vie, il aura beaucoup chanté chez nous. Peu friand de voyages, mais se sentant uni au Québec par toutes sortes d’affinités.

Certaines vies humaines possèdent un long sillage. André Breton ne considérait-il pas Ferré comme « la parfaite fusion de tous les dons de poète, musicien et d’interprète  » ?

Maître des arrangements et de la ligne mélodique, à la voix dotée d’une large palette de timbres ? Trouvez-en, des chanteurs-compositeurs capables de diriger des orchestres symphoniques et de pousser l’inspiration lyrique aussi loin que l’auteur d’Avec le temps

Dépassé ! tranchent aujourd’hui les voix de l’amnésie. Les modes sont bien folles, qui filent et repassent. Ferré est immortel mais aura serré les dents pour y parvenir.

Malgré les encouragements d’Édith Piaf, qui a toujours su flairer le talent au pif, il en avait longtemps bavé, l’auteur de La vie d’artiste, timide, sans le physique du tombeur, peinant à occuper la scène, puis épanoui comme un insecte après la mue.

L’empreinte en soi

Dans ma vie, la voix de Ferré a toujours résonné en fond de scène. Sur le tourne-disque des parents, il chantait en boucle Jazz band, Dieu est nègre et L’étang chimérique, dont on finissait par connaître les paroles par coeur, à force.

J’aimais ses interprétations d’Aragon en vagues lyriques. Retrouvant à chaque migration du printemps et de l’automne ces vers chantés d’Est-ce ainsi que les hommes vivent Dans lesquels des volées d’oies sauvages crient la mort au passage au-dessus des maisons des quais.

Par amour de la langue, pour révéler le choc des dimensions dont toute poésie témoigne, il a propulsé dans les rues le génie illuminé de Rimbaud, la transe d’Apollinaire, la prose mélodique d’Aragon, la mélancolie de Verlaine et les tourments de Rutebeuf. Un pied sur terre, l’autre dans l’harmonie des sphères, brûlant de séduire la terre entière, puis en repli de misanthrope. Poète, vos papiers !

Ferré refusait les médailles à son plastron. Ni dieu ni maître. Mais n’aurait jamais supporté que la notoriété lui fasse faux bond. Anarchiste, chantre des pauvres et riche châtelain. Écorché et écorchant.

Je me souviens de son dernier spectacle à Montréal, et pas le meilleur. Le poète était accompagné par une musique sur bande préenregistrée, alors sa voix courrait parfois derrière la note, avant de reprendre sa vigueur. On applaudissait une vie, une oeuvre, un créateur immense, nourri des renouveaux, en chant du crépuscule.

Quelques jours auparavant, en entrevue avec lui, j’avais senti sa fragilité, y touchant du doigt comme à un privilège. Il m’évoquait son angoisse à la vue d’une araignée dans sa toile, et je le voyais trembler, friable, transparent, sans défense devant ses propres projections mentales. Il m’avouait ne pas tirer orgueil de son oeuvre. À force de maintenir un lien constant avec les grands poètes, morts ou vifs, cette promiscuité le rendait humble. De ces maîtres-là, il a poursuivi la lignée, accompagnant aussi nos vies.

Lui ai-je avoué qu’il avait tant touché la mienne ? Pas vraiment, ni raconté non plus ma visite à Ostende, en terre flamande, à cause du magnifique texte de Jean-Roger Caussimon mis en musique par lui. « Ni gris ni vert », entonnait-il dans Comme à Ostende, en se demandant « si ça vaut le coup de vivre sa vie ». Et le même limonaire, gros orgue mécanique, dont j’entends encore les accents de nostalgie, était sorti de la chanson pour se réincarner dans la rue, face au port, devant nous.

Caussimon, son vieux complice, lui aura offert aussi les mots d’une chanson à saveur de film noir, vrai court métrage chanté sur fil d’ironie que cet étonnant Monsieur William, que je réécoute, là tout de suite, sur CD.

Cent ans, c’est long, pour un poète rebelle issu du rocher monégasque si doré. Mais l’écho de ses paradoxes porte au loin jusqu’au XXIe siècle, demain encore et toujours ici.

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