Le vignoble à l’image de notre époque

La vigne est à l’image de notre époque. Et que nous dit notre époque ? Que le paraître gagne parfois trop souvent sur l’être ; que le superficiel manque inévitablement de profondeur ; que la facilité l’emporte sur l’effort ; que l’instantanéité joue de rapidité pour faucher les pieds du temps, qui pourtant aime prendre son temps ; que… Je pourrais ici enfiler les métaphores jusqu’à plus soif entre la célèbre liane fructifère et nos sociétés contemporaines.
Mais il en est une, métaphore, qui m’a chatouillé la toile fibreuse du cervelet cette semaine. Celle d’une vigne qui plonge ses racines dans les schistes d’une parcelle en appellation Faugères, mais qui, au lieu de plonger ses radicelles en profondeur, bifurque à l’horizontale. Je ne sais pas pour vous, mais moi, ça m’a fait penser à la fracturation hydraulique à l’horizontale. Pas le même jus, vous vous en doutez.

Je ne m’attarderai pas sur cette dernière technique, sinon pour dire que, dans les deux cas, ça n’augure rien de bon. L’image m’est parvenue par le reportage de Donatien Lemaitre intitulé Le vin, la gueule de bois, qui n’a pas fait que des heureux chez les marchands de désherbants et d’engrais chimiques. Il y est question de l’ingénieur agronome français Claude Bourguignon et de sa femme Lydia, penchés sur une coupe verticale de sous-sol où sont exposées lesdites racines.
Pour Lydia, le verdict est clair : l’utilisation de désherbants induirait une percolation trop rapide des eaux de pluie, qui inviteraient du coup les racines de la vigne à venir flirter avec la surface des sols plutôt que de fouiller en profondeur pour aller voir si elles sont là.
Éloge de la facilité
Évidemment, comme tout bon végétal qui se respecte, difficile de reprocher à la vigne sa bonne conduite. Comme l’humain, elle aura tendance à choisir les voies de la facilité, contournant les écueils pour livrer des fruits en abondance, cela souvent au détriment de la qualité de ceux-ci.
Plus elle en « arrache », au contraire, plus elle peine donc, et meilleur est le jus qu’elle nous livre, plus dense, plus savoureux. Loin de la soupe anabolisante de stéroïdes en mal de testostérone fournie par ces marchands du temple, dont les produits sont cotés à la Bourse de la chimie des molécules.
La démonstration n’est pas nouvelle. Les anciens l’ont depuis longtemps compris. Il faut conduire la vigne, sinon c’est elle qui vous (é)conduit. Comme un premier rendez-vous galant où la bienséance des préliminaires aurait été évacuée. Surtout qu’elle a une mémoire d’éléphant, la vigne. Elle se souvient du millésime précédent pour mieux équilibrer le suivant.
Est-ce une raison pour la faire souffrir comme on l’entend encore trop souvent ? Fournir le terreau propice avec une vie microbienne des sols suffisante, cela lui suffit et demeure encore le meilleur point de départ. C’est fascinant de constater comment elle se tire d’affaire alors. Le duo Bourguignon l’a compris aussi.
Cette image de vigne dont les racines filent à l’horizontale illustre bien, aussi, le fameux débat sur les vins dits de « terroir » par rapport à ceux dits « technologiques ». Un lieu, une origine se méritent. Il faut plonger, carotter en profondeur. Il faut se mouiller. Creuser pour mieux comprendre.
Aller à la source de la source pour en faire sourdre l’essence. Le vin qui en résulte n’est plus alors d’origine technologique, mais d’inspiration philosophique. Paraître ou simplement être ? Autant on plonge en profondeur qu’à l’inverse, une lumière neuve se profile.
La gueule de l’endroit
Faire commerce avec le mot « terroir » pour vendre son vin n’est ni tout à fait nouveau ni tout à fait ancien. Mais cette façon de faire prend du galon aujourd’hui. L’artisan vivant du travail de son sol en étant le plus judicieusement interventionniste possible n’a nullement besoin de vous vendre le mot. Son « chez-lui » se goûte dans son vin. Original, unique, singulier, voilà alors « un vin qui a la gueule de l’endroit », pour paraphraser l’oenologue-philosophe Jacques Puisais.
Évidemment, quand le vin empruntant le mot « terroir » est abonné aux numéros absents, qu’il est de partout et de nulle part, qu’il sent bon la levure 71B ou le goût prononcé de cassis parce que chaudement dorloté sous la thermovinification, inutile de dire que le mot même de terroir est souverainement saigné de son sens.
Vous aurez d’ailleurs remarqué que les auteurs de vins dignes de ce nom ne se préoccupent nullement d’afficher les mots « bio » et « terroir » sur leur contre-étiquette. Ils sont. Et cela leur suffit amplement.
Bien sûr qu’on peut faire de grands vins technos. Les vignobles du Nouveau Monde de même que ceux des vieux pays en produisent à la pelle. Avec le recul, il semble toutefois pertinent d’avancer qu’une agriculture biologique ou biodynamique permet au mieux d’envisager ces véritables vins de lieux avec, comment dire, plus de crédibilité dans leur transparence. Comme si l’impression dégagée à la dégustation de tels vins était unique et non reproductible.
Un exemple parmi tant d’autres ? Les vins du Domaine Coume del Mas, du côté de Banyuls, chez Nathalie et Philippe Gard. Après dégustation en cave, Philippe insiste pour me montrer de vieux grenaches peinant à labourer en profondeur les schistes locaux.
Très loin d’une vigne gonflée aux hormones (les marchands d’engrais diraient d’elle qu’elle n’a que la peau et les os !), je me retrouve alors en face de petites grappes riches d’un jus de roche intense dont le vin, dégusté antérieurement au chai, ne cessait de décupler l’ascendance terrienne.
Le « cépage est le prénom du vin, son nom étant le terroir » : Cette formule d’un autre grand vigneron, alsacien celui-là, du nom de Léonard Humbrecht, ne pouvait pas être ici mieux appropriée.
À surveiller la semaine prochaine : le dévoilement de la nouvelle saison 2016-2017 des Amis du vin du Devoir dans cette page.