«Médium» saignant (et viril)

Je vais souvent marcher à l’heure où mes voisins se réunissent autour du gril. J’ai beau être végétarienne, humer ces chairs caramélisées sur le barbecue éveille chez moi un réflexe pavlovien. Je rentre affamée. Mais chaque été, je me demande pourquoi ces spécimens de l’autre espèce se retrouvent avec un tablier et des instruments de calibre extrême alors qu’ils n’approchent pas d’un comptoir de cuisine le reste de l’année. Qu’est-ce que le barbecue éveille dans leurs gonades d’aussi puissant qu’ils se métamorphosent en grillardins estivaux prêts aux cascades les plus périlleuses pour ressembler au chef Louis-François Marcotte.
La thèse primitive remonte au chasseur-cueilleur et au besoin atavique de retrouver l’étincelle initiale, qui vient tout de suite après avoir abattu un steak chez Provigo. Le feu. À l’origine de notre espèce, selon certains anthropologues, la capacité de maîtriser la flamme et de cuire des aliments a permis à l’Homo erectus d’avoir un cerveau plus volumineux en facilitant la mastication et en augmentant l’énergie disponible. Dans sa série Cooked (sur Netflix), le journaliste américain Michael Pollan nous explique que les animaux ne peuvent pas cuire leur nourriture et que les dieux aiment les sacrifices. L’être humain se situerait entre les deux.
L’homme au tofu, conscient et angoissé dans sa virilité à cause de cet homme chargé de viande près de lui dans la queue, sort précipitamment du supermarché pour se rendre tout droit chez un concessionnaire de Hummer
Donc, l’Homo erectus derrière un barbecue est à traiter avec beaucoup d’égards. Pollan lui consacre d’ailleurs la totalité de son segment sur le feu (les autres touchent à l’eau, à l’air et à la terre) et se fait initier à l’art délicat du gril par Ed, un descendant d’esclaves noirs en Caroline du Nord. Pour Ed, ce rite de passage transmis de génération en génération est l’assise d’une virilité baptisée avec un « p’tit boire » dès l’âge de six ans. L’art de griller le porc entier exige du doigté et l’homme descend visiblement du barbecue. Et Pollan de conclure que, même si le gril transforme le « cook » de consommateur passif à pourvoyeur actif, « le désir du mâle de compliquer les choses est très évident autour du barbecue ». En fait, beaucoup de maniérisme qui se résume à feu + viande = « médium » saignant.
Jouer avec le feu

L’humoriste et comédien Fred Savard — La soirée est (encore) jeune — n’est pas revenu au silex, mais il préfère les charbons ardents pour griller à la fois ses pièces de viande et ses invités. L’émission webradio estivale qu’il anime sur Première Plus avec son complice Jean-Sébastien Girard s’intitule Vos vedettes sur le gril. Du léger autour d’une bonne pièce de boeuf (Serge Laprade) ou d’un burger de cheval (Christian Bégin). J’ai appelé Fred pour lui demander s’il connaissait l’essai La politique sexuelle de la viande de Carol J. Adams, une théorie critique féministe végétarienne qui démontre le lien culturel inconscient (ou non) entre la virilité et le besoin de s’exciter devant de la chair morte sur un gril. Fred ne semblait pas avoir l’intention d’ajouter cet essai, initialement publié en 1990, à sa liste de lecture de vacances.
La virilité du grillardin troubadour (il gratte aussi de la guitare) se porte bien — selon ses dires — mais il m’a avoué manquer de « recul » sur la question. Son intérêt fétichiste pour le barbecue tient tant à l’objet (il a payé son Kamado en céramique japonaise carburant au charbon 1500 $) qu’à l’exercice de pyromanie.
Fred a l’intention d’utiliser son ustensile cancérogène toute l’année et pas seulement pour épater la galerie sur son deck. « Moi, j’aime jouer dans le feu. Ça me détend. C’est festif, le barbecue. Même seul, je l’utilise. »
Fred se décrit comme un véritable foodie pour qui une journée sans bien manger est une journée ratée. Son ami Jean-Sébastien dit de lui qu’il est un authentique mâle alpha, « l’ultime archétype », même si Fred m’a avoué manger du tofu l’hiver. Quant à l’aspect nocif pour la santé du mode de cuisson, Fred est un homme de son temps, il préfère avoir bien vécu et périr dans le feu de l’action. « C’est plus fort que moi, même si je le sais », me dit-il.
Son collègue Jean-Sébastien Girard, lui, a une peur bleue du propane et des grils portatifs, qu’il range dans la catégorie « danger public ». Il n’a pas tort. Monsieur mon mari n’arrête pas de me bassiner avec le gars d’Orford qui a perdu sa maison, rasée par les flammes, il y a quelques semaines. Sa bonbonne de propane a explosé. Depuis, l’usage du barbecue est devenu suspect et honni dans notre maisonnée.
Tofu tout flamme
J’ai tout de même demandé l’avis d’un pompier sur cette question délicate du danger inhérent à l’usage. « Autant de chances de déclencher un incendie avec un barbecue que de gagner la 6-49 », a tranché l’expert.
Même si ce diagnostic semble rassurant, Jean-Sébastien fait remarquer que des gens gagnent la 6-49…
Une superstition exploite cette croyance : en consommant les muscles d’un animal puissant, nous accroîtrons notre propre force physique. Dans la mythologie de la culture patriarcale, la viande alimente la vigueur ; on acquiert les attributs de la masculinité en se sustentant de ces nourritures masculines.
En attendant, mon mari, lui, subit une subtile pression sociale et se sent dévalorisé dans son rôle de pourvoyeur. L’art du gril fait partie de codes et du non-dit entre machos de bonne volonté. Le philosophe Jacques Derrida a même utilisé le terme très laid de « carnophallogocentrisme » pour décrire cette attente de la société face au mâle mangeur de chair, un incontournable. Si l’élu du sexe fort parvient de surcroît à faire cuire cette pièce de viande avec une certaine compétence, il vient d’ajouter des galons à son gaminet. Le barbecue est ce qui subsiste d’un rituel vieux comme le monde.
Mais encore plus vieux que ça, il y a ce besoin très XY de se retrouver seul à l’extérieur de sa caverne. « Cherche pas dans l’anthropologie ou le féminisme végétarien, tu perds ton temps », m’a expliqué mon mari dans un ultime acte de trahison envers l’espèce. « Les gars font des barbecues dehors comme ils passent la tondeuse : pour avoir la crisse de paix. »Lui qui ne jure jamais et bouffe son tofu en cachette, c’est du lourd.
Je suis avertie, j’appellerai les pompiers la prochaine fois que je me chercherai un grillardin de haute tenue. Je fournis La politique sexuelle de la viande.

Aimé le livre Barbecue vegan de Marie Laforêt. La facture se veut jeune et branchée, un public de plus en plus acquis au végétalisme. Je ne suis pas à la veille de fabriquer mes saucisses avec du gluten en poudre, mais les marinades sont intéressantes et les idées d’accompagnement aussi. Brochette de panisse et sauce chimichurri, kebab de seitan, tempeh tikka avec chutney de pêches, tout est alléchant. En intro, on consacre un volet à la « Cuisson au barbecue, une cuisine saine ou dangereuse ? » : « Coup de bol pour vos saucisses au tofu, selon la Société canadienne de cancer,“la plupart des experts s’entendent sur le fait que la cuisson des aliments d’origine végétale à haute température n’entraîne pas la formation de substances carcinogènes”. » Toutefois, on conseille de ne pas consommer d’aliments noircis et d’éviter d’inhaler la fumée.
Noté que l’émission webradio Vos vedettes sur le gril — une série dérivée de La soirée enregistrée dans le parc Molson devant public sur Ici Radio-Canada Première Plus — ajoutait un épisode chaque jeudi pendant cinq semaines. Daniel Pinard était le troisième invité hier et on lui a préparé des hauts de cuisses de poulet. En retour, Daniel a offert une paire de couilles (à griller) à Jean-Sébastien Girard, parce qu’il le trouvait « mou ». Moment viril à écouter ici pour ceux qui s’ennuient de ces mecs plus ultra.
Cent jours sans (et plus si affinités)
Les Chinois ont décidé de couper dans le gras, dans le bacon et dans le muscle, nous apprenait la journaliste Catherine Mercier tout récemment.Ils préconisent moitié moins de viande dans l’assiette à l’avenir, car ils sont passés de 13 kilos de viande par personne chaque année en 1982 à 63 kilos aujourd’hui (nous consommons 74 kilos/an au Québec). Par cette décision politique, on espère évidemment des retombées en santé publique (diabète, obésité, maladies cardiaques, cancer…) mais aussi sur l’environnement, ce secteur étant plus polluant que celui des transports.
Pour ceux que cette transition intéresse même au plus fort de la saison des barbecues, l’essai 100 jours sans viande de la journaliste française Aline Perraudin raconte sa conversion vers un végétarisme soft et son défi de 100 jours malgré son conjoint « boeuf-lover ». Adapté pour le Québec, son livre est bien documenté, à la fois récit de vie et informatif. J’aime bien le titre du chapitre 13 : « Rencontre avec des véganes ou comment faire face à tant de pureté quand on pratique le végétarisme à temps partiel »…