L’intelligence relative
Tiens, faisons un peu de visualisation… Quand on évoque une ville intelligente, qu’est-on susceptible de voir au juste ? De la fibre optique dans chaque résidence, des transports électrifiés, des systèmes de « lecture » des mouvements dans la ville pour optimiser les déplacements, Internet à haute vitesse partout, dans les bus, les métros, les parcs…
Une ville intelligente enraye ses embouteillages en offrant des solutions intelligentes et cohérentes avec sa trame urbaine. Elle réduit sa production de déchets, recycle et valorise chacune de ses empreintes environnementales. Elle pose des matériaux innovants sur ses artères, elle a un système d’éclairage qui adapte sa consommation d’énergie en fonction de la luminosité naturelle ambiante et des besoins réels des humains au sol, elle exploite l’interconnexion des réseaux pour combattre les nuisances induites par les travaux publics sur la vie des citadins.
Une ville intelligente est cette ville idéale et forcément rêvée, mais pour l’Intelligent Community Forum (ICF), il s’agit plutôt de Montréal, élue jeudi dernier « Communauté intelligente de l’année 2016 » par cet organisme formé de 145 villes à travers le monde et qui fait la promotion de l’innovation en zone urbaine. Pour l’ICF, Montréal « joue le jeu de l’innovation au niveau le plus élevé possible ». Le jury ajoute que : « la ville a trouvé probablement ce lien fort qui donne l’exemple sur la manière d’amener la révolution des technologies vers cette nouvelle renaissance dans laquelle nous croyons que les villes peuvent entrer ». Oui, il est bien question de Montréal, Québec, Canada, dans le communiqué de presse.
Plus de doute, une ville intelligente, en 2016, est surtout celle qui est le plus capable de faire croire plutôt que de faire. C’est une ville qui a l’intelligence de poser une réalité parallèle en réalité augmentée et qui le fait le plus sérieusement du monde en se disant que tout le monde n’y verra que du feu.
Produire de l’illusion
Il y a de la prestidigitation dans ce titre décerné à Montréal au terme d’une analyse qualitative et quantitative d’un an de données sur la ville, d’une inspection de plusieurs sites par les membres du Forum et d’un vote d’un jury international qui a évalué des critères liés à la qualité et à la disponibilité de la bande passante, à l’innovation, à l’équité numérique, au développement durable, à la culture du savoir…
Visiblement, ils n’étaient pas là vendredi soir dernier dans le Vieux-Montréal pour constater que le réseau sans fil offert avec générosité pour suivre sur son téléphone l’impressionnante exposition Cité Mémoire était difficile d’accès pour ensuite devenir erratique, puis totalement dysfonctionnel. Comme si le cadre technique n’avait pas eu l’intelligence d’anticiper le succès de la chose.
L’ICF était ailleurs, mais pas non plus dans ces voitures de métro datant encore des années 60 dans lesquelles l’accès à Internet est inexistant. Le jury n’a pas vu non plus ces excavations de trois jours pour réparer des fils enfouis qui prennent plusieurs semaines avant d’être remblayées puisque aucune gestion intelligente des travaux publics n’existe dans cette ville intelligente. Il n’a pas vu ce compostage qui peine à dépasser le stade de projet pilote, ces voitures en autopartage dont on interdit le stationnement dans les rues du centre-ville, ces autobus qui roulent encore à l’énergie fossile, ce train reliant l’aéroport du centre-ville qui tient encore et toujours de la mythologie de l’annonce politique, tout comme le tramway, le prolongement des lignes du métro, le respect du patrimoine bâti, d’ailleurs.
Être ou paraître ?
Qu’on ne s’y trompe pas : à Montréal, le cadre de vie est agréable, équilibré, ouvert et dynamique, l’esprit de la ville vibre, plutôt bien et probablement bien plus qu’ailleurs, mais il n’est pas nécessaire de surjouer une innovation, une modernité en se drapant dans un titre de communauté intelligente de l’année, avec une prétention, une suffisance, une arrogance que Montréal n’a heureusement pas. Quand on vit symboliquement au-dessus de ses moyens, il y a un risque élevé de faire faillite.
En vélo sur l’asphalte qui commence à se fissurer trois ans à peine après avoir été fraîchement posé et dans lequel les bouches d’égout s’affaissent l’année suivant leur rénovation, difficile de se croire sérieusement dans une « ville intelligente » où le pouvoir de l’esprit et des technologies est mis quotidiennement à contribution et de manière concertée pour combattre les inefficacités coûteuses et enrayer la médiocrité. Tout ce qui fait une ville intelligente est bien plus, en 2016, dans des zones urbaines de la Corée du Sud ou du Japon, dans des quartiers de La Haye ou d’Amsterdam aux Pays-Bas, de Munich ou Berlin en Allemagne.
À Montréal ? Le qualificatif pour le moment ne confirme qu’une seule chose. C’est que l’intelligence peut être un leurre, mais qu’elle est aussi bien relative.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.