Perdre pied
Tel un imbécile heureux, je me réjouissais devant le printemps, contemplant les herbes longues, le vert tendre des nouvelles feuilles et le soleil entrant partout.
Je me réjouissais de tout cela depuis mon balcon quand j’en suis tombé. Je vous épargne les détails de ce bête accident : il me suffit bien assez d’être couvert de bleus sans devoir en plus être couvert de honte. Toujours est-il qu’incapable de me relever, cloué au sol, je me suis demandé en grimaçant si c’était pour avoir trop cassé les pieds des autres que je m’étais brisé le mien.
J’ai donc pointé le nez en direction d’un CLSC, celui de Saint-Michel, un de ceux que le ministre Barrette n’a pas encore avalés. Il existe là un service de radiographie capable de confirmer que les ambitions de mon été sont bien fracturées. Sans trop attendre, j’ai tout de même eu le temps nécessaire pour observer la générosité d’un personnel entraîné à orienter au mieux une population bigarrée.
Il ne m’a pas du tout semblé, contrairement à ce que plaide le si bon Dr Julien en entrevue à La Presse, qu’un CLSC, « c’est rendu du monde en arrière d’une vitre pare-balles qui veut votre carte soleil ».
Dès 1936, le Dr Norman Bethune propose, avec des infirmières et des travailleurs sociaux, la mise en place de centres de soins de santé semblables. Il mise sur la prévention et s’appuie sur une assurance maladie pour tous. Bethune se heurte alors à une vigoureuse opposition de la part de confrères médecins ! Il faut attendre le début des années 1970 pour qu’une partie de ses idées en matière de santé aient leur place sous le soleil d’une carte plastifiée. Mais les lumières de cette vision humaniste s’étiolent.
Avec la réforme Barrette, les CLSC ont d’abord été ravalés dans les CSSS. Maintenant, les GMF digèrent tout. Cette poussée coordonnée vers le système digestif d’un ventre géant achève de réduire en bouillie la vocation sociale et communautaire qu’avaient jusqu’ici les CLSC. À l’origine, ces établissements ont été pensés comme des pôles de référence et d’orientation pour des citoyens souvent démunis. On n’y offrait pas seulement des soins médicaux ou une place sur la liste d’un médecin de famille. Les problèmes de santé étaient considérés plus globalement grâce à des interventions sociales, de l’éducation populaire, de l’organisation communautaire, des animations, de l’accompagnement… Que les CLSC n’aient pas constitué la perfection, personne ne le niera. Ils créaient tout de même avec la population des liens qui libèrent.
On est en train de balayer sous le tapis ces lieux où l’on comprenait que la santé est aussi une affaire de condition sociale. Faut-il être le Dr Bethune pour le saisir ? La population d’Hochelaga-Maisonneuve meurt en moyenne près de dix ans plus jeune que celle de Westmount, comme l’indique encore une étude du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS). Mais plutôt que de réduire les nombreuses inégalités qui affectent outrageusement la santé des gens (pauvreté, sous-scolarisation, isolement), les réformes de nos matamores de l’austérité les augmentent avec un degré de cynisme déconcertant, à coup de refontes structurelles répétées et de privatisations sournoises.
Pendant que l’on désorganise le système de santé et des services sociaux afin de mettre en place un modèle où le statut de médecin s’apparente à celui d’un président-directeur général, le gouvernement ne ménage pas ses efforts pour pourchasser les plus démunis.
François Blais, ministre de l’Emploi et de la Solidarité sociale, se montre satisfait de son projet de loi 70 destiné à traquer les pauvres plutôt que la pauvreté. Avec son calme de composition et ce ton sentencieux qui ne le quitte pas, François Blais a même jugé qu’il y avait « un petit peu d’ignorance » chez les 300 professeurs d’université qui ont senti l’urgence de dénoncer pareille dérive.
Quand un Amir Khadir, avec son air bravache, observe que l’action du gouvernement libéral a fait en sorte d’enrichir exagérément les médecins tels que lui, il se fait répondre par Gaétan Barrette qu’il n’a qu’à faire un don ! C’était le 1er juin, dans l’enceinte de l’Assemblée nationale. « On s’attend à ce que lui, le député de Mercier, fasse un don à Centraide, ils vont le prendre. » Une réponse plutôt grossière, vaguement écoeurante, mais qui en dit beaucoup sur les horizons sociaux de ce gouvernement.
Le système qu’érigent en seigneurs ceux qui nous gouvernent fait de plus en plus l’impasse sur l’humanisme. Il éclipse la responsabilité de la collectivité devant les malades, les vieux, les travailleurs, les femmes, les étudiants, les immigrants… On crée cette impasse et on se contente ensuite d’applaudir les initiatives d’entreprises caritatives. Notre système manque d’air et de moyens ? Faites un don à Centraide et écoutez le bon Dr Julien se féliciter en riant d’être « le seul gagnant du dernier budget » libéral. La philanthropie est élevée sur un piédestal tandis qu’on coupe l’herbe sous le pied des CPE, des écoles, des universités, des prisons, des programmes de santé.
Ce n’est pas pour rien que le ministre Barrette s’évertue à dire que la population a tort de faire tout un plat pour des questions de bains en CHSLD. Il tombe sous le sens de ce gouvernement qu’on s’en remette ultimement à la charité, même pour l’hygiène des malades.
Tandis que la société perd pied, ce gouvernement s’en lave les mains. S’il continue ainsi, il finira bien par nous faire perdre la tête.