Se tenir debout?

Après une conférence que je viens de donner sur la liberté de presse, le jeune étudiant se dandine devant moi avec son micro et me pose la question la plus candide du monde : « Oui, mais comment on fait pour se tenir debout ? » Ce futur journaliste ira loin. Les questions les plus évidentes, celles qu’un enfant de cinq ans pourrait formuler, s’avèrent les plus porteuses. Elles ébranlent les certitudes et le statu quo. Je pratique ce métier depuis assez longtemps pour le savoir, mais il m’arrive encore de l’oublier.
Je réfrène ma surprise et lui réponds qu’il faut être minimalement indigné. Mais sa question me poursuit depuis, je ne suis pas satisfaite de ma réponse ; je repense à Rosa Parks qui s’est tenue debout assise, à John et Yoko qui ont fait de même, couchés. Pourquoi Nuit debout, en France, alors qu’ils pourraient nuire assis ? Pourquoi la verticalité nous semble-t-elle opposer une résistance ? J’ai demandé à quatre guerriers et amazones : « Comment se tenir debout ? »
À leur façon, ils chevauchent un idéal de justice et d’opposition pacifique, tant par leurs créations que leur persévérance. Ils se battent avec des mots et leurs idées plutôt qu’avec des kalachnikovs et des faux-fuyants. Ils y ont parfois sacrifié leur santé, leurs REER et leurs plus belles années. Qu’importe, ils se tiennent debout.

Pourquoi plier l’échine devant les coquins ?
L’enseignant en théorie critique à l’Université de Montréal Alain Deneault vient tout juste de nous offrir l’excellent essai sur les paradis fiscaux Une escroquerie légalisée. Mais c’est la publication de Noir Canada : pillage, corruption et criminalité en Afrique (2008) qui aura suscité l’ire des compagnies minières, qui ont riposté par une poursuite salée.
Deneault est un preux chevalier dont le courage et la verve ne cessent de m’éblouir. Il me répond avec l’indignation en sourdine : « Ce n’est pas tant la question qui porte sur l’art de rester droit qui interpelle que celle de savoir pourquoi tant de gens s’écrasent. Le fameux avertissement fait au salariat — “ Ta gueule, je te paie ” — s’est transformé en une injonction positive : “ Dis ceci que tu sais faux, je te paie. ” On en tombe malade, on en fait des dépressions. »
Faire quelque chose… C’était mon devoir, comme on dit. Mais j’étais trop bien assis et trop mal debout.
En bon prof, Deneault cite le sociologue français Pierre Bourdieu, qui se montrait perplexe devant la doxa (pourquoi pense-t-on soudainement comme tout le monde ?), et il évoque la philosophe Hannah Arendt sur la facilité avec laquelle l’idéologie nazie a pu se répandre sur le mode banal de la simple obéissance. « Bien avant eux, Étienne de la Boétie se demande pourquoi, en faisant preuve d’une servitude volontaire, une masse de dominés se laisse subordonner par une poignée d’hommes rendus précisément puissants par leur capitulation. » Et vive la révolution.
Pour l’artiste Annie Roy, cofondatrice de l’ATSA (Action terroriste socialement acceptable), se tenir debout semble s’être imposé tout de suite après la position foetale. Depuis 1998, l’ATSA épouse des causes diverses, sociales et environnementales, politiques aussi. L’organisme à but non lucratif bouscule de façon non violente.
Selon Annie, au départ, pour gagner en verticalité, il ne faut pas avoir peur de perdre : « C’est aussi accepter d’être faible. Voir plus loin que le moment présent. Parfois, c’est ne pas plier et parfois, c’est justement plier. Savoir quand plier ou pas est toute la question du tenir-debout. » Et puis, bien sûr, souligne-t-elle, ne pas faire ses choix en fonction des qu’en-dira-t-on.
David contre Goliath
L’artiste multidisciplinaire Anaïs Barbeau-Lavalette vient de réaliser avec son conjoint Émile Proulx-Cloutier un documentaire scénique à vocation sociale ; elle a aussi réalisé un film en Palestine avec son bébé de quelques mois sous les bras (Inch’Allah) et Le ring. Pour elle, le combat de boxe se fait tout en pudeur et en détermination. Elle évoque la nécessité de l’authenticité : « J’ai l’impression qu’à notre époque, le paraître (beau, cultivé, détaché, cynique, etc.) est particulièrement au centre des choses. C’est le mood social en vigueur. Moi, je trouve ça mou, je trouve ça presque lâche. »
Pour Anaïs, le courage est ailleurs, dans la vérité qu’on ose dire, « pas celle des grandes gueules qui pensent qu’en disant tout elles sont courageuses. La vraie vérité, celle qui ne paraît pas, celle qui passe inaperçue. Celle des silences, des doutes, des hésitations, des errances, des secrets. » Pour cette femme droite, tout se joue en posture de yoga, et même parfois debout sur la tête.
Mais ma foi est fébrile comme une chandelle / La foule est ventriloque, à couvert on chuchote / C’est dans la pénombre que la lumière est belle
Je ne pouvais éviter de poser la question à celui qui incarne le symbole solitaire de la lutte du petit contre le géant, le dessinateur Claude Robinson, qui s’est illustré dans la défense des droits d’auteur. En litige durant les 20 dernières années, il ne regrette rien. C’était ça ou ne plus pouvoir se regarder dans un miroir. « J’étais certain de ne jamais avoir gain de cause si je ne faisais rien », dit notre icône nationale. Si Robinson est né pour un p’tit pain, il a su les multiplier depuis.
Par ailleurs, on apprenait hier que le cofondateur de la maison de production CINAR, Ronald Weinberg, prenait le chemin de la prison en lien avec un autre procès pour fraude entamé en 2014.
« J’étais intègre avec moi, dit Robinson. Mon objectif n’a jamais été de gagner, je ne suis pas un illusionné qui pense l’emporter devant quatre multinationales ! Mais je voulais que les juges comprennent. Je n’avais qu’à dire la vérité, c’était presque paresseux. » En fait, Robinson était plutôt vu comme un bourreau de travail, méticuleux, « détailliste », pointilleux. Ce dyslexique a même suivi des cours en droit d’auteur à l’Université de Montréal à titre d’auditeur libre. Il montrait aux avocats comment faire leur travail.
En fin de compte, même s’il s’est fait dire 100 fois de passer à autre chose, Robinson, ce naufragé sur son île du désespoir, a tenté de sauver sa peau en voyant qu’il sombrait dans la dépression et l’autodestruction : « Je voulais gagner contre moi. Si tu perds ton estime de toi, tu deviens ton propre ennemi. C’est pas les autres qui t’accordent une chance. C’est toi-même qui vas la faire. »
Pour Claude Robinson, se tenir debout ne devrait pas être l’exception, mais la règle de base. Vingt-deux cabinets d’avocats prestigieux ne sont pas venus à bout de sa dignité. « Si tu t’écrases, tu affaiblis tes droits et ceux de tes pairs. Tout le monde perd de quoi ! »
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

Aimé Agir rend heureux, d’Anne Jankéliowitch et Jacques Azam (éditions de La Martinière jeunesse), un livre illustré qui tente de créer des citoyens impliqués et solidaires en suggérant des causes, des approches, mille façons de s’impliquer pour les jeunes. Se tenir debout s’apprend très jeune. À partir de 10 ans, mais bon pour tous.
Reçu l’essai Laissez-nous faire !, d’Alexandre Jardin, en édition Pocket. Pour ceux qui ont besoin d’un petit coup de pouce et cherchent l’inspiration pour se tenir debout, les Zèbres sont déjà au combat. J’ai mangé avec Jardin dernièrement et il me disait que le mouvement citoyen a dépassé ses attentes. Savoir s’entourer de jusqu’au-boutistes aide à opposer une résistance. « Ce sont des professionnels qui ont conçu le Titanic et des amateurs qui ont fabriqué l’Arche de Noé », m’a-t-il glissé en me quittant…
Entamé L’anarchie expliquée à mon père, de Thomas Déri et Francis Dupuis-Déri (Lux). Ces deux intellectuels se livrent avec bonheur à une conversation qui ressemble à un cours de science politique par la bande. J’adore ces échanges épistolaires ou dialogues amicaux qui font évoluer notre pensée, mine de rien. Ici, le professeur de science po bien connu (Francis) explique à son père (ex-prof, notamment) les bases du cours qu’il donne à l’UQAM sur l’anarchisme, un sous-produit de la démocratie. Le fils y rappelle par ailleurs la lutte des suffragettes de Londres au début du XXe siècle, exemple de femmes anarchistes qui ont fait bouger la cause menant au droit de vote.