Claude Vaillancourt contre la religion économique

Quand il a décidé, en 2007, d’envoyer un livre toutes les deux semaines à Stephen Harper (101 lettres à un premier ministre, XYZ, 2011), le romancier Yann Martel disait vouloir, par ce geste, faire comprendre au premier ministre ce qui donne sens à la « civilisation canadienne », ce qui constitue les fondements de l’expérience humaine, bien avant le développement économique, qui ne devrait être considéré que comme un moyen au service d’une fin supérieure.
D’aucuns, à l’époque, ont raillé l’entreprise de Martel en qualifiant ce dernier d’artiste rêveur, niaisement étranger aux « vraies affaires ». L’écrivain avait pourtant un grand prédécesseur : John Maynard Keynes. Le plus célèbre économiste du XXe siècle a rêvé, sa vie durant, de voir s’effacer le « problème économique » afin que l’humanité puisse enfin se consacrer à « d’autres affaires d’une portée plus grande et plus permanente », comme les arts et la science, ainsi que l’explique l’économiste Ianik Marcil en préface à L’âge économique, un recueil d’essais de Claude Vaillancourt. « Dans ce futur radieux, continue Marcil, les économistes auraient donc un modeste rôle technique et n’occuperaient pas la place démesurée que ces spécialistes ont aujourd’hui dans l’espace public. »

Une dangereuse obsession
Romancier, professeur de littérature au collégial, président d’Attac-Québec (Association pour la taxation des transactions financières et pour l’aide aux citoyens) et collaborateur à la revue de gauche À bâbord !, Claude Vaillancourt fait le triste constat, dans L’âge économique, de l’échec du rêve keynésien. Dans notre monde, l’économie, qui devrait être une science modeste et « un aspect particulier de la politique ou de la vie en société », est devenue « une puissance, une force incontournable, une vérité indéniable à laquelle on doit tout sacrifier, la seule voie de la raison, une façon unique de penser, une logique froide et implacable qui guide les moindres décisions, un système qui s’applique désormais dans toutes les sphères de notre vie, une obsession ».
Pire encore, l’économie qui domine n’est pas la science en débat de l’art de gérer la richesse, mais la seule version dite néoclassique ou ultralibérale de cette science qui impose, résume Ianik Marcil, « la domination sans partage de la valeur commerciale » et « la prépondérance du calcul économique qui s’immisce dans toutes les sphères de notre vie ».
Les accords de commerce libre-échangistes donnent le pouvoir aux entreprises dans les relations internationales et, quant aux réglementations nationales, le monde de l’art est soumis à la logique marchande qui veut que « les films, la musique et les livres s’évaluent selon les ventes », l’univers scolaire subit d’incessantes évaluations de type managérial, « même la vie intime, l’amitié, les émotions et les idées doivent obéir à la loi des chiffres » sur les réseaux sociaux.
Au mépris des inégalités sociales qui grimpent et des inquiétudes environnementales, « l’enrichissement des individus, la consommation, l’exploitation des ressources naturelles et la croissance s’accomplissent de façon exponentielle dans une multiplication constante, sans que l’on envisage rien de sérieux pour stopper ce mouvement fou », se désole Vaillancourt.
La gauche a raison
L’essayiste se doute bien que certains esprits terre à terre lui demanderont de quoi il se mêle. Dans cet âge économique qu’il dénonce, en effet, les écrivains sont d’abord sommés de divertir, pour « permettre aux gens d’oublier les temps difficiles », et sont exclus des débats publics, monopolisés par les experts. Or, Vaillancourt ne désarme pas et entend assumer pleinement son statut d’intellectuel. « Ce regard curieux, généraliste, celui d’un bon sauvage de la pensée, peut-être, est tout aussi pertinent aujourd’hui, et en particulier au Québec où l’on cherche à l’éliminer », écrit-il.
L’âge économique nous place face à un inquiétant dilemme concernant sa nécessaire transformation, son passage tôt ou tard à un nouvel âge : ou il entend enfin ceux et celles qu’il rejette et dont les idées échappent à sa logique, ou il laisse les catastrophes mettre fin à son régime.
Dans de courts essais toujours clairs, rédigés avec fougue et élégance, Vaillancourt fait le tour de la situation avec la conviction que « la gauche est dans le vrai » parce que « toutes ses prises de position sont dans l’intérêt de la collectivité plutôt que dans celui de l’individu, sans négliger cependant d’assurer l’épanouissement et la liberté des citoyens ».
Il critique sans ménagement l’arrogance des avocats au service des puissants qui s’enrichissent en rédigeant des traités internationaux conçus pour soumettre les populations au pouvoir des compagnies et en harcelant les insoumis (Claude Robinson, Alain Deneault, Gabriel Nadeau-Dubois). Il s’en prend, de même, au principe de la philanthropie, ce spectacle de la charité aléatoire par lequel les riches, au lieu de payer leur juste part d’impôt, se refont une vertu morale.
Les essais que Vaillancourt consacre à la situation de la culture dans l’âge économique sont corrosifs. On a fait de la culture, écrit-il, un banal « divertissement sophistiqué » en laissant toute la place à un art industriel standardisé, consensuel et prévisible qui étouffe l’art populaire et l’art savant. On le constate dans la transformation de la chaîne culturelle de Radio-Canada en Ici musique, qui ne distille « qu’un paisible ronron » infantilisant, et dans la récupération hollywoodienne de certains de nos plus talentueux cinéastes, plus obsédés par la gloire que par un art véritable, c’est-à-dire dérangeant, révélateur et critique.
Le message central de ce fort recueil d’essais est troublant : l’économie, qui ne devrait être qu’un tremplin vers des fins humaines plus élevées, est devenue, sous la férule de gourous cupides et mesquins, notre nouvelle religion
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.