Plaidoyer pour l’avenir
L’idée de cette conférence est de l’ami Serge Paquette. Oui, le même Serge Paquette qui l’an dernier a eu l’idée de créer le Fonds des Grands Amis du Devoir. En m’invitant à faire cette conférence, il m’a suggéré de revenir sur les moments marquants de l’actualité survenus durant les 17 années où j’ai dirigé Le Devoir. Voici donc quelques observations sur des enjeux qui m’ont préoccupé et dont on dira sans doute dans quelques décennies qu’ils ont marqué le XXIe siècle.
Je suis arrivé à la direction du journal en février 1999 alors que justement se profilait à l’horizon ce XXIe siècle. Je me suis interrogé plusieurs fois sur ce que serait ce nouveau siècle et en quoi il pourrait être différent de celui qui se terminait. Ces passages d’un siècle à un autre sont plus symboliques qu’autre chose. Il n’y a évidemment pas de rupture.
Pour moi, le XXIe siècle a commencé avec un coup de tonnerre. Retentissant. C’était le 11 septembre 2001. Ce fut tout un choc. Un choc de civilisations ? Au lendemain de l’effondrement des tours jumelles de New York, j’en ai évoqué en éditorial l’idée. Je faisais référence à Samuel Huntington, selon qui désormais les conflits les plus dangereux n’allaient plus être entre classes sociales, entre pauvres et riches, mais entre peuples appartenant à différentes entités culturelles, entre civilisations. On attaquait nos valeurs, la liberté et la démocratie. Bien sûr, il fallait et il faut se défendre quand nous sommes attaqués. Mais le piège ici était de croire notre civilisation supérieure et de vouloir imposer de force nos valeurs à toutes les autres. En attaquant les forces du Mal incarné d’abord par Saddam Hussein en Irak et les talibans en Afghanistan, George W. Bush cherchait à faire plus que se défendre. Il voulait imposer un nouvel ordre mondial.
Au Canada, nous avons refusé cette logique. Nous avons évité de faire un amalgame entre ce qui est l’idéologie d’un groupe et une civilisation. Nous n’avons pas voulu aller combattre Saddam Hussein. Le 15 février 2003, nous sommes descendus dans la rue. À Montréal, 150 000 personnes ont marché par moins 26 degrés. Trois jours plus tard, le premier ministre Jean Chrétien confirmait que le Canada ne serait d’aucune coalition, sauf sous mandat des Nations unies.
Notre réponse à cet attentat s’est voulue conforme à nos valeurs et traditions. Nous sommes allés en Afghanistan, sous mandat de l’ONU, avec un double programme. Militaire et humanitaire.
Étant ce que nous sommes, soumis entre autres choses à l’influence de la culture américaine, nous sommes sensibles à la différence des cultures. Cela nous porte à vouloir coexister plutôt qu’imposer. D’où notre penchant pour l’humanitaire. D’où notre engagement comme gardien de la paix. Stephen Harper a voulu rompre avec cette neutralité. Il a engagé le Canada plus avant dans le conflit en Afghanistan, puis en Libye et en Irak contre le groupe armé État islamique.
Chaque fois que j’ai eu à commenter les décisions militaires de ce gouvernement, j’avoue avoir été ambivalent. Je me méfiais de Stephen Harper, mais surtout, j’aimais croire que l’action humanitaire était la seule façon de s’attaquer aux racines même du radicalisme islamique. Certes, mais ce ne peut être que cela. Les attentats terroristes, qui se multiplient, nous rappellent que même si on ne veut pas être en guerre contre le groupe EI, le groupe EI nous fait la guerre. Cela ne veut pas dire qu’il faut s’engager aveuglément dans le combat vers lequel on nous pousse. Cela ne doit pas nous amener à suspendre les droits et libertés, mais l’engagement militaire du Canada en Syrie et en Irak se justifie sur le plan humanitaire. Nous avons un devoir d’intervention. On ne peut plus penser que le tout-humanitaire permettra de changer les choses. Nourrir et soigner les populations victimes de conflits est toujours nécessaire, mais ne suffit plus. Il faut aussi les protéger. Pour qu’elles puissent se défendre, il faut les armer, leur apprendre à combattre. Défendre les populations d’Irak et de Syrie contre le groupe État islamique, c’est aussi nous défendre nous-mêmes. Cela est légitime.
Il sera possible de gagner la guerre contre le groupe EI en Syrie et en Irak. Du moins de le repousser dans ses retranchements. Mais ce ne sera pas la fin du djihadisme. Choc de civilisations ? Non, mais conflits d’intérêts économiques et politiques qui laissent des générations sans avenir dans certaines régions du monde. Et c’est là qu’il faut agir pour leur donner espoir. Au moment de l’attentat de Boston, Justin Trudeau avait évoqué justement ces causes socio-économiques pour expliquer le radicalisme des deux jeunes terroristes. Les conservateurs avaient cherché à ridiculiser son commentaire, soulignant que ces deux jeunes hommes avaient vécu aux États-Unis dans un contexte social favorisé. Son propos était pourtant clairvoyant. On peut espérer que son gouvernement agisse en conséquence et joue un rôle actif dans les instances internationales et au Moyen-Orient. Un Moyen-Orient qui ne saurait se résumer à Israël.
L’autre grand phénomène marquant du début du XXIe siècle est la mondialisation, la globalisation des économies. Vous vous souviendrez peut-être de ce 20 avril 2001 où s’ouvrait à Québec le Sommet des Amériques. On voulait créer la zone de libre-échange des Amériques. Les forces de sécurité furent débordées par les manifestants, comme elles l’avaient été à Seattle le 30 novembre précédent alors que les altermondialistes avaient fait avorter une réunion ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce, l’OMC. Et comme elles l’ont été quelques mois plus tard à Gênes à une réunion du G7.
La libéralisation des échanges commerciaux avait beaucoup progressé au cours des décennies précédentes. On avait aboli ou réduit les barrières tarifaires et non tarifaires. À la fin des années 1990, l’OCDE voulut pousser plus loin l’intégration des marchés avec l’Accord multilatéral sur l’investissement, le bien nommé AMI, négocié dans le plus grand secret, et qui devint vite l’incarnation d’une mondialisation laminoir des économies en développement et des cultures. Par chance, l’AMI resta au stade de projet. Les craintes cependant persistèrent. L’OMC a connu davantage d’échecs que de succès ces quinze dernières années dans la conclusion d’accords multilatéraux. Les pays se tournent plutôt vers des accords bilatéraux ou régionaux, comme l’entente Canada-Union européenne ou le Partenariat transpacifique, le PTP, dont le Canada veut être.
Inévitable, l’intégration des marchés l’est, mais elle doit être le résultat d’une mondialisation maîtrisée, faite de compromis respectueux des intérêts nationaux. La première exigence à cet égard est la transparence dans la négociation de ces accords qui sont complexes. On doit pouvoir mesurer les gains et les pertes. Le gouvernement Harper a fait une évaluation positive du PTP. Mais il n’y a pas que les emplois en cause. Il y a quelques jours, le Prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz est venu mettre en garde le gouvernement Trudeau. Selon lui, le PTP affectera notre capacité à mettre en oeuvre certaines de nos politiques, notamment en matière de changements climatiques. Jacques Parizeau, un grand partisan du libre-échange, insistait toujours sur la nécessité de garder le contrôle de nos centres de décision, publics comme privés. Autrement dit, l’État doit préserver sa capacité d’intervention, comme dans le dossier de la série C de Bombardier, où le Québec apporte son soutien à une entreprise dont les activités sont essentielles à notre économie. Il y a une limite à laisser se déstructurer notre économie pour des gains à court terme. Bref, il ne faut pas craindre d’être protectionniste quand nos intérêts le commandent et d’utiliser le levier de l’État.
Une deuxième balise est la mise en place de garde-fous. Comme cet Accord sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles adopté à l’UNESCO le 20 octobre 2005 et dans la négociation duquel le Québec a joué un rôle clé. Cet accord agit comme un bouclier protégeant nos industries culturelles. Un autre de ces garde-fous pourrait être cette idée d’une taxe sur les transactions financières, la taxe Tobin, une vieille idée qui a refait surface avec la crise financière de 2008. Elle ne fait pas l’unanimité, mais elle est en Europe l’objet d’un consensus de plus en plus large, notamment au Parlement européen, comme moyen d’assurer la stabilité financière des États.
Ces remarques sur la mondialisation m’amènent à parler maintenant d’éducation. Pour affronter la concurrence internationale, l’économie du Québec se doit d’être productive. Et parler de productivité, c’est inévitablement parler de main-d’oeuvre, d’éducation et de formation. Or, depuis le retour au pouvoir du Parti libéral le 7 avril 2014, je dirai que nous avons eu en matière d’éducation un gouvernement de décrocheurs. Décrocheurs en bien d’autres matières d’ailleurs. Ces deux dernières années, il a désinvesti en éducation, et même si le dernier budget Leitão a accordé une augmentation des crédits budgétaires de 3 % à ce ministère, on est très loin du compte.
Le Centre sur la productivité et la prospérité de HEC Montréal observait récemment que depuis le début du XXIe siècle, le Québec n’avait pas considéré l’éducation comme une mission prioritaire de l’État. La preuve : de 2002-2003 à 2012-2013, les dépenses budgétaires réelles par habitant en éducation ont augmenté de moins d’un demi pour cent par année, alors que celles de la santé augmentaient de 2,4 % par année. Cinq fois plus ! Le gouvernement répliquera que le budget du ministère de l’Éducation correspond à notre capacité de payer. Il fera valoir que par rapport à son PIB, le Québec fait aussi bien que l’Ontario. Toutefois, ce portrait change lorsqu’on ajoute aux dépenses publiques les dépenses privées faites en éducation. En fait, le Québec dépense 1203 $ de moins que l’Ontario par année par habitant de moins de 30 ans. Et pour rejoindre la moyenne canadienne des dépenses en éducation, il faudrait ajouter 1,6 milliard de plus par année au budget du ministère de l’Éducation. Ce que le ministre Leitão lui a accordé de plus cette année, c’est 30,5 millions. Une goutte d’eau.
Un débat sur le financement de notre système d’éducation s’impose. Vous me direz que l’on vient d’en avoir un, il y a tout juste quatre ans, à l’occasion de notre printemps érable. Le 14 avril 2012, il y avait cette manifestation « Pour un printemps québécois » organisée par les étudiants membres de la CLASSE. La bougie d’allumage de ce mouvement était l’augmentation des droits de scolarité universitaires proposée par le gouvernement Charest comme moyen d’augmenter le budget des universités. La polarisation du débat a fait en sorte que l’on est passé à côté de la question de fond. Il est vrai que les universités québécoises sont sous-financées. Mais cela est vrai pour tout le système. Il y a des trous partout, notamment pour les services spécialisés. Il y a les maternelles quatre ans que l’on tarde à étendre à tous les enfants. Cette mesure assurerait une meilleure intégration des enfants dans le système et favoriserait la persévérance scolaire. Faut-il rappeler que le décrochage scolaire est un problème persistant qui a une incidence directe sur la productivité et conséquemment sur notre santé économique collective ?
Parents et professeurs se sont mobilisés cette année pour sauver l’école publique. Le gouvernement Couillard dit avoir entendu le message. Vraiment ? Ce n’est pas avec ces 30 millions de dollars qu’il nous convaincra que l’éducation fait partie des « vraies affaires ». On rêve d’un ministre de l’Éducation qui comprenne qu’une société qui s’instruit s’enrichit, comme on disait à une autre époque. Bref, un nouveau Paul Gérin-Lajoie.
L’année 2001 a aussi été le point de départ d’un autre de ces grands débats, celui des fusions-défusions municipales. Le 4 novembre 2001 avaient lieu les élections qui marquaient la naissance des nouvelles villes fusionnées. L’objectif était l’équité fiscale entre les villes-centres et leurs banlieues, pour le financement de services communs. L’on croyait aussi que créer des entités plus grandes et plus fortes assurerait une meilleure planification du développement des grands pôles régionaux. Je persiste à croire qu’une réforme s’imposait, car le XXIe siècle sera le siècle des villes autour desquelles la vie en collectivité s’organisera pour le meilleur et pour le pire. En 2050, les deux tiers de la population mondiale vivront dans les villes.
On peut croire qu’en dépit de toutes les difficultés rencontrées, l’opération des fusions aura été finalement un succès. On peut citer l’exemple de Québec, où, grâce à la présence à la tête de cette ville d’un homme de vision, Jean-Paul L’Allier, l’intégration des banlieues s’est bien faite. Québec est une ville en croissance. Le contre-exemple est bien sûr Montréal, où le maire Pierre Bourque, qui avait défendu l’idée d’« une île une ville », fut défait. Le nouveau maire, Gérald Tremblay, dut sa victoire aux banlieues, qui prirent le contrôle de la nouvelle ville. Gérald Tremblay ne put, ou ne voulut pas, leur résister. Sur ce point, le mystère reste entier.
Je dis prise de contrôle de Montréal par les banlieues, mais parler de mainmise serait plus juste. On a vu les nouveaux élus de la banlieue y implanter leur culture de proximité. Proximité des électeurs, mais aussi de leurs amis politiques désireux de participer à la régalade. Je ne condamnerai pas urbi et orbi, mais il reste que la source des scandales que Montréal a connus est là, des compteurs d’eau au faubourg Contrecoeur en passant par le financement du parti Union Montréal.
Cette expérience douloureuse illustre la dévalorisation de l’idée même de service public. Se servir et servir les intérêts de son parti plutôt que le bien commun. Il y a là un abandon moral. Je n’arrive toujours pas à comprendre comment les élus, qui à l’Assemblée nationale font des lois pour qu’elles soient appliquées, ont pu contrevenir délibérément à celles sur le financement des partis politiques pendant tant d’années. C’est là le plus grand scandale, car ces comportements induisent une diminution de l’autorité de l’État. Ils autorisent toutes les autres déviances qui ont été observées par la commission Charbonneau. Ils nourrissent et justifient le cynisme envers les élus et l’appareil de l’État. Aujourd’hui, les politiciens prétendent vouloir faire de la politique autrement. Ce serait bien qu’ils commencent par la faire correctement.
La dernière date que je veux relever est celle du 19 octobre 2015. La symbolique est le changement de génération amorcé au plus haut sommet de l’État avec l’élection de Justin Trudeau au poste de premier ministre. Un changement qui survient, pour reprendre son expression, « parce qu’on est en 2015 », parce que la génération des 35-45 ans est là, prête à prendre la place… au Devoir comme ailleurs. Et elle doit le faire.
Je suis de la première cohorte des baby-boomers nés après la 2e Grande Guerre. Nous avons eu la chance de voir et de vivre les années de changements que furent les décennies 60 et 70. Le Québec a fait des progrès considérables depuis la Révolution tranquille, et notre génération a contribué à son avancement. Si plusieurs des rêves que nous avons eus se sont réalisés, nous laissons à cette nouvelle génération plusieurs chantiers à terminer. J’en évoquerai deux.
D’abord celui de l’environnement. Les générations qui nous suivent devront faire mieux que nous pour contrer les changements climatiques. Trop de fois nous avons remis à demain les décisions difficiles, mais combien nécessaires pour arriver à limiter le réchauffement de la planète à 2 degrés Celsius d’ici 2050. Or, 2050, c’est demain. Les X, les Y, les milleniums auront raison de nous reprocher notre incurie. Leur conscience environnementale est plus forte que la nôtre, on le constate, mais pourront-ils faire plus que limiter les dégâts ?
Puis, il me faut évoquer ce qu’on appelle la question nationale, à laquelle les Québécois semblent devenir indifférents. Cela m’inquiète. Je ne veux pas plaider ici pour le fédéralisme ou la souveraineté, mais plutôt insister sur cette vieille idée que Le Devoir défend depuis plus de 106 ans. Cette idée que le Québec est le foyer de la nation française en Amérique du Nord et que l’État québécois porte la responsabilité d’en assurer la pérennité. Un État qui, pour ce faire, doit avoir tous les pouvoirs et tous les moyens lui permettant d’assurer notre sécurité culturelle.
Il y a une expression que j’abhorre, que les politiciens fédéralistes ne cessent de lancer pour justifier leur démission face à cette responsabilité. En choeur, ils répètent que « le fruit n’est pas mûr ». Mañana, comme disent les Mexicains. Chez les souverainistes, on se garde bien sûr d’employer cette même expression, mais on est un peu dans le même état d’esprit. Confort et indifférence. Le mouvement souverainiste est divisé, ce qui a pour effet d’autoriser l’attentisme du gouvernement Couillard, qui se complaît dans l’intendance à la petite semaine, favorisant ainsi le maintien d’un statu quo à mon sens dangereux. On dit qu’un gouvernement n’est jamais aussi bon que son opposition. Peut-être faudrait-il que celle-ci se réveille, que se lève à la manière d’un François Mitterrand un leader qui rassemble les nationalistes derrière un programme commun, ce qui ne manquerait pas d’aiguillonner le gouvernement.
La société québécoise a fait des progrès importants au XXe siècle, mais il faut réaliser qu’elle sera sous forte pression au cours de ce XXIe siècle. Pression démographique, pression linguistique, pression économique. Ce siècle pourrait être déterminant pour notre société. Si j’ai un seul souhait à exprimer, et je terminerai là-dessus, c’est que ceux qui aujourd’hui ont 25, 30 ou 35 ans et qui auront bientôt à prendre notre sort en main ne se laissent pas emporter par cette torpeur collective. Ils voudront sans doute faire les choses autrement. Mais à leur tour, ils porteront la responsabilité de poursuivre le développement d’une société moderne vivant en français en Amérique du Nord. Ce n’est pas un mince devoir. C’est un devoir auquel on n’a pas le droit de se dérober.
Voilà, c’était là mon plaidoyer pour l’avenir.