Le vecteur
Dans les attentats de Bruxelles, une chose m’a tout de suite frappé : le djihadisme recrute et attaque dans la francophonie. Car avant Bruxelles, il y a eu Grand-Bassam, Ouagadougou, Paris, Bamako, Tunis. Et ce n’est pas un hasard si, après le 11-Septembre, le pire attentat ayant touché des Canadiens a fait six victimes québécoises à Ouagadougou.
D’une certaine façon, cela montre que le fait d’être francophone ne prédispose pas à un certain génie, comme certains voudraient nous le faire croire. Les bandits, criminels et autres terroristes, comme les beaux esprits, surfent sur leur réseau francophone.
Remarquez que je ne dis pas que le français en est la cause. Seulement, les idées tendent à se répandre sur les mêmes chemins que ceux du commerce et des échanges de toutes sortes, qui se bâtissent autour des langues. La langue véhicule donc le meilleur comme les pires fléaux — fanatisme ou virus — indifféremment.
Ce fait n’est d’ailleurs pas propre au français, puisqu’il touche aussi l’espace anglophone au premier chef. Si le groupe État islamique (EI) a connu de beaux succès de recrutement dans les pays occidentaux, c’est parce qu’il communique brillamment dans les principales langues internationales, autres que l’arabe justement. Jusqu’à convaincre un pauvre converti de Saint-Jean-sur-Richelieu d’emboutir des militaires avec sa voiture. C’est quand même fort, la langue.
Ce rôle de la langue n’est ni nouveau ni propre au djihadisme. Il y a 50 ans, elle jouait à plein dans le terrorisme international d’extrême gauche. De nos jours, le discours de la droite mondiale est marqué par la mouvance libertaire américaine. Laquelle comporte aussi une branche violente et fanatisée — les milices anarcho-survivalistes, difficilement contrôlables —, et qui fait même des petits ailleurs, notamment au Canada.
Les idées suivent, évidemment, des routes linguistiques, les bonnes comme les mauvaises. C’est à cause de la langue si le concept de laïcité, parfaitement franco-français et inapplicable chez nous, s’est glissé irrémédiablement dans notre vieux débat sur l’identité québécoise. De même, c’est à cause de l’anglais si le conservatisme canadien-anglais est désormais pollué par la doctrine créationniste d’inspiration évangélique américaine.
Il peut être parfois difficile de démontrer exactement comment la langue joue dans la dissémination d’idées fanatiques. Mais l’inverse est une évidence : plus d’une fois dans l’histoire, on a vu une idéologie influer sur le destin d’une langue. Le protestantisme est au coeur de l’histoire de la langue anglaise. Peut-on imaginer l’arabe sans l’islam ? Le christianisme sans le latin ou le grec ? Le russe sans la religion orthodoxe ni l’idéologie marxiste ?
D’où la création de certains instruments francophones visant à contrecarrer le djihadisme francophone, comme la plateforme d’échange sur le terrorisme gérée par l’association Médias francophones publics dont parlait Stéphane Baillargeon la semaine dernière.
Effet viral
Ce n’est d’ailleurs pas innocemment qu’on parle d’« effet viral » pour décrire comment une idée ou une image se répand par « contagion », autre image épidémiologique.
Car en matière de langue, il en va des virus comme des idéologies. Certains virus ont même lourdement influé sur le cours de certaines langues.
De nombreux linguistes et historiens ont constaté que la peste noire avait favorisé la résurgence de l’anglais en Angleterre, aux dépens du français, en touchant davantage les classes nobiliaires, religieuses et bourgeoises, où dominait le français.
Et n’oublions pas l’Amérique. Si l’espagnol, le portugais, l’anglais et le français ont pu s’implanter comme langues américaines, c’est un peu à cause de mouvements migratoires, et beaucoup en raison du choc biologique qui a décimé 90 % des populations précolombiennes.
Hors de l’Amérique, les cas où des virus ont eu un tel impact linguistique sont heureusement rares, beaucoup plus rares que les idéologies. Mais comme les idéologies, les virus suivent aussi les routes linguistiques de façon opportuniste.
Rappelez-vous l’épidémie d’Ebola qui a touché la Sierra Leone, le Liberia et la Guinée. Hormis la contagion à quelques pays voisins, la maladie a essaimé par des canaux linguistiques (et humanitaires). Et c’est ainsi que le virus a sauté par-dessus quatre pays d’Afrique de l’Ouest pour implanter un mini-foyer au Nigeria, qui l’a échappé belle.
Ce n’est pas la dernière ironie que cette maladie transmise par les fluides corporels se soit aussi répandue par la langue.
Et que dire de l’épidémie de grippe aviaire — le fameux SRAS — d’il y a 15 ans ? Partant de la Chine, elle s’était évidemment beaucoup répandue dans les pays limitrophes. Mais à partir de Hong-Kong, la grippe aviaire avait fait un saut intercontinental au Canada, et en particulier à Toronto.
Évidemment, la langue n’est pas ici ni le seul ni le principal facteur en jeu. Mais la transmission des virus, comme les idéologies, suit des chemins opportunistes où la langue joue un rôle curieux.
Beau sujet de thèse que celui-là.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.