Faire parler le paysage

Hélène Dorion est une écrivaine québécoise, d’abord connue comme poète, auteure d’une trentaine d’ouvrages, traduite dans une quinzaine de pays et couverte de prix chez nous comme à l’étranger.
Photo: Annik MH de Carufel Le Devoir Hélène Dorion est une écrivaine québécoise, d’abord connue comme poète, auteure d’une trentaine d’ouvrages, traduite dans une quinzaine de pays et couverte de prix chez nous comme à l’étranger.


« La mort, lorsqu’elle se met à remuer dans notre conscience, nous rapproche de nos raisons de vivre
 », note Hélène Dorion dans Le temps du paysage. C’est de la mort du père qu’il s’agit ici. Et par conséquent de la vie qu’il a menée, tout autant que de celle qui s’annonce désormais sans lui.

Mais abordées — la mort et la vie du père, la route à suivre ensuite — de façon elliptique. Par petites touches. De manière pudique. Comme si c’était chuchoté. Pas la peine d’en rajouter. L’émotion, l’intensité sont d’autant plus fortes, étrangement, que c’est épuré.

Plus épuré encore que dans ses récits autobiographiques précédents. Parce que Le temps du paysage s’accompagne de photos de l’auteure ? Parce qu’elle laisse parler les images, le paysage ? Parce qu’entre les deux, entre le paysage intérieur et le paysage extérieur, le dedans et le dehors, s’engage un dialogue ? Ça résonne en écho. Et c’est beau, très beau.

Voici une écrivaine québécoise, d’abord connue comme poète, auteure d’une trentaine d’ouvrages, traduite dans une quinzaine de pays et couverte de prix chez nous comme à l’étranger. Ça, c’est moi qui le précise. On l’a invitée en Ombrie, cette « terre lumineuse d’Italie », dans un château datant du XVe siècle transformé en résidence d’artistes. Ça, c’est l’auteure qui l’écrit.

Ce qui suit aussi : « Mon studio de travail, nommé Arco, donne sur un horizon de ciel et de montagne que la lumière redéfinit d’heure en heure. Ce déploiement de formes et de couleurs, ce paysage s’imposent chaque jour davantage comme un espace qui me révèle mon horizon intérieur. »

Tous les jours elle écrit. Souvent dans les jardins du château. « Immobile, dans cet état d’écoute et d’éveil, je contemple ce paysage qui — je ne le saurai que des mois plus tard — se métamorphose au fil des jours en une image qui ressemblera de façon stupéfiante à ce que deviendra ma vie… »

Du vide, comme moteur

 

Un matin, très tôt, plutôt que de s’asseoir pour écrire, elle décide d’aller se balader. Petit matin brumeux. Difficulté à distinguer l’horizon, à apercevoir ce qui se présente quelques pas devant soi. « J’ai marché longuement avant de voir le ciel souffler peu à peu sur l’opacité, avant que la clarté ne redonne le paysage — un fragment de bleu et bientôt il ne restait plus rien de ce qui étouffait l’horizon. »

Ce passage du temps sur le paysage, cette transformation, cette ouverture : on verra cela apparaître sur les photographies au fil des pages. Plus encore, s’y projetteront l’état d’esprit, les états d’âme, les doutes, les émotions, les méditations qui sous-tendent le texte à côté. Fascinant.

Ce matin-là, en rentrant de la promenade : un appel téléphonique. Son père est mourant. « Un épais brouillard s’est jeté sur moi. L’ordre des choses a basculé, pointant soudain vers un horizon où l’aube et le crépuscule se croisent. Jusqu’à ce que le bleu ait soufflé, j’allais traverser le temps du paysage. »

C’est là le point de départ du livre. Qui nous emmène avec la fille devant son père mourant, qui la placera devant le corps de son père mort. Comme dans le livre précédent d’Hélène Dorion, Recommencements, la fille devant sa mère mourante, puis devant le corps de sa mère morte.

Ces deux livres se recoupent, nécessairement. Dans Recommencements : « Ainsi ma mère m’invitait-elle, par sa mort, à remonter vers ma propre source, au-delà même de notre lien physique qui se rompait — jamais plus son visage au creux de ma main, jamais plus son visage. »

Dans Le temps du paysage : « C’est une enfant qui se pointe et vient s’asseoir à la table d’écriture. Une fois dans la chambre d’hôpital, elle entendra que son père est mort. Que plus jamais il ne lui parlera, plus jamais ne la regardera, plus jamais sa main dans la sienne, l’odeur de ses cheveux, la force de son corps. »

Recommencements parlait aussi d’autres deuils, de rupture amoureuse. Du vide, comme moteur, pour renaître à soi-même. Le temps du paysage évoque la même chose autrement. Voix et oeil coïncident, qui disent et montrent la « beauté révélatrice et réparatrice » du paysage.

Les lieux, notre communion avec eux, la nature sauvage, le plus grand que soi : tout cela était présent dans le livre précédent d’Hélène Dorion, et dans les autres avant. Mais ici, c’est plus que jamais par le paysage que ça passe. « Il perce une trouée au coeur de ce que l’on se cachait à soi-même et rend enfin visible cet angle mort qui nous obstruait le chemin, empêchait le pas suivant. »

Le pas suivant, qui sait où il peut nous conduire. Le temps du paysage ouvre la porte à ce qui peut advenir sur le chemin et qu’on n’attendait pas, qu’on n’attendait plus, peut-être. Il y a la mort qui est là, oui, il y a la beauté qui surgit. Et l’amour aussi.

On voudrait citer encore et encore des passages de ce livre qui se dépose en nous, qui nous étreint bien au-delà de la lecture. On laissera la porte de la découverte ouverte pour qui s’y aventurera. Simplement ajouter ceci : « L’arrivée de l’amour dans une existence est comme la beauté. Comme la mort aussi. Elle ne se prévoit pas. On lève les yeux et l’amour est là, devant soi. Surgi de nulle part, il désencombre notre existence, efface les brouillards, empoigne l’âme et le coeur, embrase le corps. »

En librairie le 16 mars.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

Repères biographiques

1983 À 25 ans, cette native de Québec formée en philosophie et en littérature fait paraître son premier recueil de poésie, L’intervalle prolongé suivi de La chute requise.

1991 Elle prend la direction des éditions du Noroît, qu’elle assumera jusqu’en 2000.

1992 Prix international de poésie Wallonie-Bruxelles pour l’ensemble de son oeuvre (déjà !).

2002 Les éditions Typo publient une anthologie de ses poèmes, D’argile et de souffle, préparée par Pierre Nepveu. La même année, elle fait paraître Jours de sable, un récit autobiographique sur l’enfance, qui sera salué par le prix Anne-Hébert.

2005 Elle devient le premier écrivain québécois à recevoir en France le prix Mallarmé pour l’ensemble de son oeuvre, à l’occasion de la parution de Ravir : les lieux, qui sera récompensé chez nous par un Prix du Gouverneur général.

2008 Remis pour la première fois à un auteur québécois, le prix Charles-Vildrac de la Société des gens de lettres de France lui est décerné pour Le hublot des heures.

2011 Prix européen Léopold-Senghor décerné pour l’ensemble de son oeuvre.

2014 De nouveau lauréate du Prix des écrivains francophones d’Amérique, cette fois pour Recommencements.

Le temps de l’exposition

Au cours des prochaines semaines, plusieurs activités entoureront la parution du Temps du paysage, dont les photos feront l’objet d’une exposition lancée le 17 mars à Montréal au Salon B, espace culturel. L’ensemble prendra ensuite la route pour le Studio P, à Québec, le 31 mars, pour enfin mettre le cap sur le Centre d’exposition de Val-David le 22 mars.
 

Le temps du paysage

Hélène Dorion, Druide, Montréal, 2016, 127 pages



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