La déchéance, c’est maintenant
S’il fallait illustrer la confusion actuelle du débat politique français, celui qui se poursuit sur la « déchéance de nationalité » devrait passer à l’histoire. Dans cette controverse qui déchire le pays depuis deux mois, les Français ne sont pas toujours certains d’y retrouver leurs petits.
C’est devant le congrès réuni à Versailles trois jours après les attentats du 13 novembre que le président François Hollande s’était engagé à destituer de la nationalité française les terroristes possédant la double nationalité. Ovationné par les députés et les sénateurs, l’engagement était solennel. Il se précisa un mois plus tard en prenant la forme d’un amendement constitutionnel, exigeant donc l’accord de trois cinquièmes des élus du Sénat et de l’Assemblée nationale. Même si le projet vient d’être adopté par l’Assemblée nationale, le succès de l’opération est pourtant loin d’être assuré tant les divisions sont grandes à gauche comme à droite.
Mais clarifions d’abord une chose. La déchéance de nationalité n’est aucunement cette mesure totalitaire que l’on dénonce chez une certaine gauche comme étant une invention du Front national, voire un héritage du pétainisme. En d’autres mots, ce n’est pas parce que Marine Le Pen mange de l’andouillette que l’andouillette est d’extrême droite.
On pourrait même soutenir que cette déchéance émane de la gauche, puisque c’est la Révolution française et la constitution de 1791 qui évoquent pour la première fois la perte de la « qualité de Français ». C’est véritablement en 1848 que la déchéance de nationalité apparaît afin — tenez-vous bien — de priver de sa citoyenneté tout Français qui continue de pratiquer le commerce des esclaves. Avouons que, comme idée d’extrême droite, on a déjà fait mieux.
La mesure réapparaît en 1915, 1917 et 1927 afin de permettre de déchoir de la nationalité française un citoyen d’un pays avec lequel la France est en guerre. Pour l’essentiel, elle est réservée à des cas très rares de haute trahison. Le raisonnement est simple et imparable : si on trahit la France en faisant par exemple de l’espionnage pour une puissance étrangère, on n’est plus digne d’être français. Jusque-là, il n’y a rien à redire.
Il est vrai qu’en 1940, le régime de Vichy retira la nationalité française à 7000 juifs naturalisés afin de pouvoir les déporter. Mais il s’agissait là d’un détournement du droit. Vichy a aussi condamné des résistants à la prison et à la peine de mort sans que ces peines soient à jamais entachées de pétainisme. Depuis 1945, la déchéance de nationalité est d’ailleurs redevenue une mesure tout à fait exceptionnelle qui s’applique essentiellement aux binationaux. La France a en effet signé la convention de l’ONU de 1961 qui vise à restreindre les cas d’apatridie, sans pour autant les interdire complètement.
La déchéance de nationalité est toujours inscrite dans la législation d’une dizaine de pays européens (comme la Belgique et le Royaume-Uni) dont la qualité démocratique ne saurait être remise en cause. Le projet discuté en France ne fait d’ailleurs qu’élargir une possibilité déjà inscrite dans les lois en permettant son application à tous les binationaux, même s’ils sont nés en France. En mai 2014, le premier ministre Manuel Valls avait signé un décret pour annuler la naturalisation d’Ahmed Sahnouni, un des cerveaux d’al-Qaïda au Maroc, sans que ni la gauche ni la droite n’y trouvent à redire.
On dira que la mesure est symbolique et qu’elle ne dissuadera jamais un terroriste déterminé à se faire exploser sur une place publique. Évidemment ! Mais il arrive souvent que les peines soient symboliques. C’est le cas des condamnations avec sursis, du retrait d’un titre, d’une décoration ou d’un prix. La justice n’est pas seulement utilitaire, elle a aussi valeur de symbole.
Alors où est donc le problème ? Pour un grand nombre d’opposants, il réside d’abord dans la distinction entre les binationaux et les autres citoyens français. À une époque où le pays est attaqué par le terrorisme et « en guerre » contre le groupe État islamique, était-il judicieux de souligner que, devant la justice, il y avait deux catégories de Français ? Il aurait certainement été plus rassembleur d’introduire une peine d’indignité nationale s’appliquant à tous, comme celle qui avait déchu Pétain de ses droits civiques en 1945.
Enfin, comme l’ont souligné plusieurs constitutionnalistes, rien n’obligeait à inscrire la déchéance de nationalité dans la loi fondamentale du pays alors que celle-ci ne définit pas les conditions d’accès à cette même nationalité. Fallait-il en plus élargir la peine à ceux qui ont commis de simples délits en aidant les terroristes comme le demandait Nicolas Sarkozy ?
On l’aura compris, ce qui déplaît le plus dans cette réforme, c’est son instrumentalisation politique et la façon dont le président a tenté, à 15 mois des élections présidentielles, de se positionner au centre du jeu politique en tendant un piège à la droite. Le plus grave, c’est qu’en cherchant une mesure symbolique capable d’unir le pays, François Hollande aura fait exactement le contraire. Elle est peut-être là, la véritable indignité.